L’Europe ne doit pas renoncer au Moyen-Orient

Alors que la plus grande ville chrétienne d’Irak, Karakoch, est tombée aux mains de l’Etat islamique (EI), la France se dit prête à apporter son soutien aux forces qui combattent la poussée djihadiste dans ce pays, notamment aux Kurdes qui, ces derniers jours, ont essuyé d’importants revers militaires dans les régions sous leur contrôle. En plus de son appui traditionnel aux chrétiens d’Orient, Paris s’est dit prêt à venir en aide aux civils déplacés et autres minorités religieuses ciblées, yézidi et chabak en particulier. On se souviendra pourtant que la France s’était abstenue d’une action militaire en Irak aux côtés des Etats-Unis en 2003, et que sa volonté d’intervenir en Syrie, une décennie plus tard, a échoué. Dans quelle mesure la donne a-t-elle aujourd’hui changé ? Et dans quel contexte une intervention française pourrait-elle prendre place ?

Depuis plus de dix ans, l’enchaînement de crises qui malmène le monde arabe a peu de précédents dans l’histoire d’une région pourtant caractérisée par la fragilité de ses équilibres internes et géopolitiques. Celui-ci rend aussi complexe la lisibilité des logiques à l’œuvre qu’ardu tout essai de prospective que l’on serait raisonnablement en droit d’attendre face à cette onde de choc et l’effroi général qu’elle suscite. De l’implosion des côtes libyennes à la dernière crise de Gaza, en passant par l’assaut djihadiste en Irak et en Syrie, les foyers conflictuels se démultiplient en repoussant toujours plus l’horizon d’une accalmie. Face à cet état des lieux macabre, la France est-elle prête à intervenir seule, ou se place-t-elle dans une logique de mobilisation, derrière elle, de la communauté internationale, comme l’a illustré son appel à une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU ?

Loin d’être passager, le séisme qui prend place au Moyen-Orient a pour substrat deux réalités très imbriquées. La tyrannie du chaos et son impitoyable banalisation, mais aussi celle de l’ordre, dont le retour sur les décombres du « printemps arabe » s’exprime par un regain d’autoritarisme justifié au nom de l’anarchie ambiante. Des élections présidentielles truquées et exactions massives dans la Syrie d’Al-Assad et l’Egypte d’Al-Sissi, aux actes barbares perpétrés par les combattants de l’Etat islamique, l’objectif des tyrans en herbe du Moyen-Orient, ou déjà installés, est similaire : imposer leur suprématie coûte que coûte, y compris au prix d’une hécatombe, dont la tragédie de Karakoch n’est que la dernière expression.

Une logique analogue est observable en Libye et en Irak, où les nouvelles forces armées – sous la coupe d’un général Khalifa Haftar, appuyé par certaines monarchies sunnites du Golfe, ou d’un Nouri Al-Maliki passé du statut d’opposant chiite à celui de dictateur débutant parrainé par l’Iran – sont entièrement tournées vers la reconquête du territoire et la restauration d’un Etat central fort apte à mater les dissidences – soient-elles de nature géographique (régionalismes, autonomismes), tribale (renaissance des allégeances infranationales) ou confessionnelle (grand califat des moujahidin salafistes).

Le temps de ce que l’on avait pu qualifier d’ultime libération arabe semble bien révolu, et l’entrée de la région dans l’ère de la démocratie nettement compromise. C’est à la place la tyrannie qui l’emporte une nouvelle fois, celle du chaos et de l’ordre, laissant un goût amer à tous ceux qui avaient vaillamment porté la contestation en 2011, mais rassurant tous les autres qui, par lassitude ou désenchantement, ont mis de côté beaucoup de leurs exigences et accepté, même à contrecœur, le retour des tyrans de tous bords. Ce triste constat vaut aussi pour ceux des Etats où les réformes démocratiques en trompe-l’œil et autres jeux d’inclusion politique fictifs (Maroc, Algérie, Jordanie, Yémen…) voilent à peine l’assise qui reste celle de l’autoritarisme, spectaculairement résilient.

Mais l’engrenage le plus lourd de conséquences, et que beaucoup n’entrevoient pas, est que cet étau de la tyrannie, exprimé tant par le chaos que par l’autocratie, pose aussi les jalons d’une radicalisation idéologique encore plus létale. Il n’est plus possible de fermer les yeux sur ce constat simple, ou de procéder au travers d’engagements grandiloquents et finalement infructueux comme ceux pris par l’Europe. Trois ans après l’annonce d’une rénovation totale de sa politique de voisinage en Méditerranée, le bilan n’est, en effet, guère brillant : l’Union européenne manque toujours cruellement d’une stratégie crédible dans son rapport à la région, et a surtout manqué à l’appel des modérés et des minorités quand il s’est agi de leur fournir un appui probant. En proposant d’intervenir en Irak, la France serait-elle à l’avant-garde de cette prise de conscience et de la définition d’une politique plus visionnaire que les débats éculés entre un interventionnisme militaire décomplexé et la défense bon teint d’un laisser-faire au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – et à s’entre-tuer ?

Si la renonciation est difficilement acceptable du côté des peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, compte tenu des nombreux et douloureux sacrifices consentis par eux, elle l’est encore moins venant d’une Europe certes en crise mais qui prétend toujours, sinon à la puissance, du moins à une influence positive dans cette zone cardinale du monde.

Il est à espérer que les prises de position de Paris, certes parfois contestables mais dans l’ensemble courageuses, inspirent une diplomatie européenne – voire une communauté internationale – qui peine à se réinventer et à réintroduire intelligemment le Moyen-Orient dans le champ de ses perspectives, par-delà les grands principes et postures creuses usuels. Une intervention unilatérale de la France dans la région serait risquée sur le principe et dans ses moyens. Au regard de son échec précédent sur la Syrie, Paris est-il en revanche capable de créer une dynamique internationale avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ? Ces deux Etats, placés devant le fait accompli français, sont-ils par ailleurs disposés à se réinvestir sur le terrain irakien de manière significative ? En autorisant des frappes aériennes ciblées contre les djihadistes de l’EI en Irak, Barack Obama apporte un début de réponse.

Par Myriam Benraad, Chercheuse au Centre d'études et de recherches internationales (Sciences Po - CERI) et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam-CNRS).

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