1979, l’année matrice de notre monde

Et si le destin de notre monde s’était joué en 1979 ? Pour essentielle – et inattendue dans ses modalités – qu’elle soit, la chute du Mur de Berlin en 1989 survient dans un paysage où les principales évolutions qui ont façonné ces dernières décennies sont déjà en place. Et nombre d’entre elles trouvent leur origine dix ans plus tôt.

Qu’on en juge : c’est en 1979 que l’élection de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne lance le coup d’envoi des politiques néolibérales qui allaient gagner une bonne partie des pays développés, accélérer la globalisation mais aussi creuser les inégalités. A l’autre bout du monde, les réformes économiques entreprises par Deng Xiaoping (annoncées dès la fin 1978) sonnent le réveil d’une Chine qui allait désormais croître de presque 10 % chaque année, bouleversant les équilibres mondiaux et entraînant à sa suite l’ascension des pays émergents, notamment dans les années 2000.

Sur le plan géopolitique, ce sont la révolution iranienne et l’invasion de l’Afghanistan, qui, en 1979, bousculent les équilibres au sein du monde musulman, en précipitant la chute de l’empire soviétique et en faisant entrer le monde dans l’âge de la réaffirmation identitaire. Certes, cela faisait quelques années que l’affrontement idéologique de l’âge industriel – marxisme contre capitalisme – paraissait moins central, et qu’en Occident la nouvelle politique mettait en avant des communautés plutôt que des classes : jeunes, femmes, minorités ethniques et religieuses… Le mouvement ne fera que s’amplifier, jusqu’à l’obsession.

Mais c’est dans le monde musulman que ce renforcement identitaire fut le plus net. Le défi lancé par l’Iran de l’imam Khomeiny à l’Arabie saoudite aboutit à une surenchère pour le leadership religieux, stimulant l’ascension de l’islamisme. Certes, l’islam politique préexistait, jusque dans les luttes de décolonisation, mais comme une force parmi d’autres. A partir de 1979, c’est le référent islamiste qui va dominer, l’emportant sur le panarabisme ou le communisme. Il n’est pas jusqu’aux partis les plus laïcs comme le Baas, qui, à partir des années 1990, ne cherchent une légitimité religieuse.

Antagonisme entre sunnites et chiites

Deuxième conséquence de la révolution iranienne de 1979 : elle fait de l’antagonisme entre sunnites et chiites un enjeu géostratégique. A partir de 2003, l’invasion américaine de l’Irak fait basculer dans le camp chiite ce pays qui se trouvait jusque-là dans l’orbite sunnite, exacerbant l’hostilité entre Riyad et Téhéran qui structure le Moyen-Orient actuel.

S’ajoute à cette matrice celle de l’Afghanistan. Quand, au moment de Noël 1979, l’URSS y intervient militairement, elle doit faire face à une violente résistance nationale, soutenue en armes et en argent par les ennemis de Moscou – Etats-Unis, Arabie saoudite, Pakistan – mais aussi, progressivement, par des milliers de volontaires musulmans venus notamment du Moyen-Orient pour combattre l’envahisseur athée.

Cette résistance des moudjahidines et des volontaires arabes créa la matrice du terrorisme islamiste moderne. Par l’entremise d’hommes comme Abdallah Azzam, qui universalise la cause jihadiste, et Oussama Ben Laden, qui la retourne contre l’Occident, des volontaires de tous pays, y compris la France dès les années 1990, se rendent en Afghanistan, puis dans d’autres terres de jihad (Algérie, Bosnie, Tchétchénie, etc.). Al-Qaida, l’organisation d’Oussama Ben Laden née du jihad afghan, frappe les intérêts américains à plusieurs reprises, jusqu’au tournant que constituent les attentats du 11 septembre 2001.

Machine infernale

La machine infernale est en place : la réaction militaire américaine, en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), stimule le recrutement jihadiste, qui se nourrit de la réaffirmation identitaire et la nourrit en retour. A Al-Qaida s’ajoute l’Etat islamique, et de nouvelles terres de jihad apparaissent : Irak, Syrie, Libye, Sahel, Afrique subsaharienne. Partout, la matrice afghane opère, tant par contamination que par imitation du modèle initial (parasitage d’une lutte locale au profit d’un combat global). Seul l’apaisement de l’obsession identitaire, combiné à une empreinte occidentale et russe moins forte, permettrait d’apaiser ce cycle né en Afghanistan voici quarante ans.

Mais alors, qui est responsable de 1979 ? L’histoire ne se résume jamais à un seul facteur, mais dans la révolution iranienne, les politiques de modernisation autoritaire et de répression du Shah ont beaucoup compté. Côté Afghanistan, c’est l’invasion par Moscou puis sa guerre anti-insurrectionnelle qui sont le point de départ. Mais on pointe souvent le doigt en direction de l’Amérique et d’un homme en particulier, Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale très « faucon » du président Jimmy Carter. Non seulement il aurait joué à l’apprenti sorcier en soutenant les moudjahidines pour affaiblir les Soviétiques, mais il les aurait même attirés dans le piège afghan, en stimulant les oppositions au régime prosoviétique tout au long de l’année 1979, ce qui est avéré.

La « fièvre Khomeiny »

L’examen des archives montre une réalité moins machiavélique : côté afghan, l’incompétence et la brutalité des dirigeants qui se succèdent (Taraki puis Amin) suffisent à inquiéter le Kremlin de la perte prochaine de ce régime ami, et à les décider à intervenir ; l’appui américain est identifié mais marginal. Et côté américain, on ne croit pas sérieusement à la possibilité de transformer la situation en « Vietnam des Soviétiques » – c’est ce qu’écrit Brzezinski au président Carter au lendemain de l’invasion, le 26 décembre 1979. Brzezinski renforce cependant le soutien de la CIA aux moudjahidines, à travers les services secrets pakistanais et l’argent saoudien. Plus tard, sous Ronald Reagan, le Congrès imposera une forte hausse des montants consacrés à la résistance afghane ainsi que la livraison des missiles anti-hélicoptère Stinger.

Ce soutien américain aux « combattants de la liberté » n’était pas dirigé vers les volontaires arabes et n’a jamais bénéficié à Oussama Ben Laden, qui n’en avait d’ailleurs pas besoin. Le lien entre cette politique américaine et les attentats du 11-Septembre n’est donc pas inexistant, mais il est très indirect : l’objectif de Brzezinski était avant tout de mobiliser contre Moscou les pays musulmans et la « fièvre Khomeiny », comme l’appellent des documents russes de l’époque.

Doit-on reprocher aux décideurs de 1979 d’avoir engendré notre monde ? Là encore, l’idée qu’un seul agent, fut-il détenteur d’un grand pouvoir, ait pu façonner une évolution historique à lui seul ne tient pas la route : c’est la rencontre avec des évolutions de fond qui est décisive. Brzezinski, lui, ne s’embarrassait pas de telles distinctions, mais c’était pour se dédouaner : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »

Justin Vaïsse, historien, est l’auteur de « Zbigniew Brzezinksi. Stratège de l’empire » (Odile Jacob, 2015). Il est aussi directeur général du Forum de Paris pour la paix.

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