25 ans de Maastricht : « Par-delà le “oui” et le “non” »

Négocier un traité qui engage l’avenir de douze pays n’était certes pas aisé, il n’en demeure pas moins qu’en organisant une marche forcée vers l’unité monétaire en négligeant toute autre préoccupation, et notamment l’emploi, la Commission européenne, les banquiers centraux et les gouvernements qui ont élaboré le traité de Maastricht ont pris une lourde responsabilité.

Entre les risques que fera courir aux économies des pays membres la mise en oeuvre de ce traité et ceux d’un recul de la construction européenne, aucune option n’est vraiment satisfaisante. Il sera difficile à l’électeur qui entend dépasser des réactions purement émotionnelles de se prononcer sans éprouver un sentiment de malaise et d’inquiétude, qu’il vote « oui » ou qu’il vote « non ».

C’est pourquoi il serait tentant de sanctionner les auteurs français du traité. Les invectives que lancent MM. Delors et Lang ou Mme Guigou à l’encontre de ses adversaires plutôt que de leur répondre argument pour argument suggèrent que celui-ci n’est pas facile à défendre. Mais la question soulevée est trop importante pour qu’il soit judicieux de la détourner au profit de considérations politiques.

Trois lignes directrices

Quelle que soit l’issue du scrutin, sur le plan économique, trois lignes directrices devraient être privilégiées pour compléter et amender le traité ou en rédiger un nouveau :

– Le volet institutionnel à peine esquissé dans le traité devrait être largement développé. On peut se demander si une monnaie unique est concevable sans un véritable gouvernement européen. A tout le moins, le contrôle démocratique dont les instances nationales ont été largement dépossédées en matière de politique économique devrait être pleinement rétabli.

– Il n’est pas sérieux de prétendre que les transferts financiers prévus en faveur des régions les plus pauvres seront suffisants pour harmoniser les structures économiques et sociales des pays membres. Or, si cette condition n’est pas remplie, l’unification monétaire ne peut que déboucher sur des déséquilibres explosifs, et donc inacceptables, entre les pays et au sein de chacun d’eux. Il est impératif de prévoir les mesures et les politiques économiques les plus à même de favoriser ce rapprochement.

– Eviter que les chocs qui peuvent affecter un pays ne se transmettent à ses partenaires ou, plus exactement, donner les moyens à ces derniers de s’en prémunir. La situation actuelle, dans laquelle, pour réduire son inflation, l’Allemagne relève ses taux d’intérêt, condamnant ses partenaires à la récession, montre la nécessité de tels mécanismes de neutralisation.

Trois scénarii envisageables

Dans l’hypothèse d’un succès du « oui », trois scenarii paraissent envisageables :

– Une Europe à plusieurs vitesses. En général, les économistes favorables à la ratification envisagent que, dans un premier temps au moins, seuls les pays les plus performants vont fusionner leur monnaie. Rappelons que le traité lui-même stipule que sept pays au moins devront satisfaire aux critères de convergence pour que l’UEM commence à fonctionner en 1997, mais ne prévoit pas de quorum pour une entrée en vigueur de la monnaie unique en 1999.

La Communauté passera ainsi d’une approche somme toute égalitaire à une approche élitiste où seuls les pays jugés comme les plus méritants auront pleinement voix au chapitre. Mais, surtout, qu’adviendra-t-il de l’argument si souvent évoqué d’une dilution de la puissance allemande dans un vaste ensemble ? Ne faut-il pas craindre, au contraire, l’inconfort d’un tête-à-tête avec l’Allemagne au sein d’une construction à laquelle ne pourront vraisemblablement participer ni les pays méditerranéens, dont l’Italie, ni peut-être le Royaume-Uni ?

Cette cohabitation risque d’être d’autant plus pénible que les dirigeants français ont trop souvent expliqué qu’il fallait construire l’Europe afin de ligoter l’Allemagne pour ne pas susciter la méfiance compréhensible des dirigeants allemands.

– Maastricht : une coquille vide ? On ne peut exclure que, malgré les efforts consentis, le nombre de pays membres parvenant à répondre aux exigences définies à Maastricht sera trop réduit pour que l’unification monétaire soit concevable. La France satisfait actuellement aux critères de convergence au prix de sacrifices considérables (trois millions de chômeurs), mais rien ne dit que la montée prévisible du chômage lui permettra de le faire durablement.

Les Allemands eux-mêmes ne répugneront-ils pas à fondre leur monnaie dans un ensemble affaibli par les efforts mêmes qui auront été consentis pour satisfaire les critères de convergence ? Déjà, certains dirigeants d’outre-Rhin envisagent un réexamen parlementaire du traité avant l’entrée en vigueur de l’union monétaire, en 1997 ou en 1999.

Dans cette hypothèse, le volet monétaire du traité de Maastricht tombera progressivement en désuétude sans jamais avoir été officiellement désavoué.

– De l’explosion sociale au rejet de la construction européenne. Si les dirigeants européens s’entêtent à ignorer les différences structurelles et poursuivent la marche forcée vers l’unité monétaire, il est à craindre que, le chômage continuant à progresser, des sentiments de frustration, d’insécurité, d’isolement se diffuseront, suscitant des manifestations de rejet des immigrés, de la classe politique, de la construction européenne dont la progression de l’extrême droite en France comme dans d’autres pays européens ou les émeutes racistes qui secouent l’ancienne Allemagne de l’Est fournissent une illustration.

Tenir compte des spécificités de chaque pays

Le succès du « non » entraînera dans l’immédiat une crise monétaire et financière qui devrait être rapidement surmontée pour peu que la situation de l’économie française soit aussi solide qu’on nous l’affirme. Plus sérieux paraît être l’opinion selon laquelle le rejet du traité risque de retarder durablement la construction européenne pour des raisons psychologiques évidentes : quel gouvernement osera reprendre ce dossier alors qu’il aura été la cause d’une déconfiture spectaculaire de tous les grands partis ? A cela, on peut répondre que le traité de Rome a été signé trois ans après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED).

Reste à savoir si les dirigeants européens auront la sagesse de tirer les leçons de l’échec du traité et de rechercher des modalités qui prennent davantage en considération les préoccupations des Européens. La création d’une monnaie européenne parallèle par rapport à laquelle les monnaies nationales s’ajusteraient progressivement (« crawling pegs ») permettrait sans doute d’obtenir les principaux avantages attendus de l’unification monétaire tout en préservant les possibilités d’ajustement rendues nécessaires par les différences structurelles des pays membres.

Dans cette hypothèse, après une crise passagère, la construction européenne repartira de l’avant sur des bases autrement plus solides que celle qui résulteraient de la mise en oeuvre du traité de Maastricht. En ratifiant ce traité, on risque finalement de retarder l’élaboration d’un projet réellement applicable, c’est-à-dire qui tienne compte des différences économiques et sociales qui subsistent entre les pays membres.

Il est sans doute préférable de provoquer une crise politique et psychologique aujourd’hui qu’une crise sociale autrement plus profonde risquant de déboucher sur un rejet de la construction européenne demain.

André Grjebine était, en 1992, économiste au Centre d’études et de recherches internationales de la Fondation nationale des sciences politiques.

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