5G : sortir d'un débat caricatural entre technophobes et technophiles

La foi en l’innovation dont témoignent les interventions récentes d’Emmanuel Macron et de Cédric O en faveur de la 5G repose sur trois concepts que l’urgence écologique nous oblige pourtant à nuancer: l’efficacité, le progrès et la technologie. Ces concepts généraux portent les promesses de la modernité et se conjuguent aujourd’hui à celles d’une croissance «verte». Ils étayent un programme de société qui s’entête à invisibiliser les flux colossaux de matières et d’énergie qui alimentent le productivisme au prix d’inégalités sociales et environnementales profondes.

Ainsi, lorsque Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique, nous exhorte à mesurer l’«opportunité extraordinaire pour la transition écologique» que représenterait le passage à la 5G, il le fait en soulignant que «c’est plus de débit, mais moins de consommation énergétique». Une plus grande efficacité donc, avec pour preuve la possible «mise en veille des antennes». Mais qu’en est-il de cette efficacité si l’on intègre de nouveaux paramètres à sa mesure? Qu’en est-il si le périmètre d’analyse s’élargit aux zones d’extraction des matières qui serviront à produire, transporter et entretenir ces fameuses antennes à haute performance énergétique et l’infrastructure qui leur est liée? Quid des ressources mobilisées pour déverser sur le marché les millions d’objets connectés? Quid de l’énergie fossile utilisée et des pollutions engendrées par la mise au rebut de plus de 45 millions de smartphones français rendus demain obsolètes ?

Plus inquiétante encore est l’opiniâtreté avec laquelle le gouvernement s’attache à confondre efficacité énergétique et politique écologique. Rien aujourd’hui ne permet d’assurer qu’une technologie plus efficiente entraîne une réduction de la consommation énergétique. Pis, depuis 1865 et l’énoncé du paradoxe de Jevons − du nom de son auteur, William Stanley Jevons − nous savons que l’utilisation plus efficace d’une ressource n’induit pas une réduction de sa consommation, bien au contraire. Dans les faits, les technologies plus efficientes permettent à l’économie de produire davantage, entraînant inévitablement un accroissement des consommations de matières et d’énergie.

En ce qui nous concerne ici, le déploiement de la 5G doit accompagner l’essor des véhicules connectés, de la réalité augmentée, de l’industrie 4.0, ou encore de la smart city − autant de nouvelles technologies et de nouveaux usages qui contribueront à accroître la demande en énergie. Cette croissance aura beau être satisfaite de manière efficace par un nouveau réseau d’antennes «intelligentes», elle n’en reste pas moins contraire à tout projet de sobriété numérique, l’une des 146 propositions de la Convention citoyenne pour le climat approuvées par Emmanuel Macron.

Les Lumières au secours de la 5G

D’après un récent rapport du think tank The Shift Project, l’empreinte énergétique du numérique croît de 9% par an et a entraîné en Europe une augmentation des émissions CO2 de quelque 450 millions de tonnes depuis 2013. D’aucuns reconnaîtront pourtant combien l’efficacité énergétique en ce domaine n’a cessé de croître ces dernières décennies.

Dès lors, si ces technologies sont à ce point enchevêtrées dans les flux mondiaux d’énergies fossiles, comment comprendre le refus du gouvernement à vouloir intégrer ces considérations écologiques ? Une partie de la réponse réside sans doute dans le discours que le Président donna le 14 septembre dernier devant des entreprises de la «French Tech». Exhortant ses concitoyens à accepter le «tournant de la 5G» au nom des Lumières, il convoque une acception du progrès issue de trois siècles d’une croissance industrielle bien incapable de considérer ses dégâts environnementaux autrement que comme des dommages collatéraux au déploiement de sa puissance. Ces dommages seraient, au mieux, réparés grâce aux innovations à venir ou, au pire, réduits sous l’effet d’une efficacité croissante des processus de production.

Plus fondamentalement, il faut se tourner vers les recherches de l’anthropologue Alf Hornborg pour comprendre comment cet héritage des Lumières occulte les dynamiques matérielles de notre système technique. Hornborg nous explique comment les Européens des XVIIIe et XIXe siècles, obnubilés par la constitution interne des organismes et des machines, ont progressivement délaissé ce qu’il appelle le «relationnisme». Ce concept, présent encore aujourd’hui chez de nombreux peuples indigènes non-modernes, reconnaît aux humains, non-humains et objets matériels une dépendance ontologique à l’égard d’un réseau de flux sémiotiques et matériels. Ainsi, lorsque les Lumières «éclairent la constitution interne des choses vivantes et non vivantes», ils «occultent la signification de leurs relations extérieures», jetant les bases d’une perception de la technologie moderne comme indépendante des flux de ressources et des écosystèmes mondiaux.

L’indispensable reconceptualisation de la technologie

De là s’est construite une pensée de la technologie dissociée des flux de ressources dont elle dépend. Ainsi, lorsque Cédric O estime que «nous avons besoin de la 5G, que ce soit pour l’industrie, l’agriculture, les usages ou la transition environnementale», il nourrit un solutionnisme technologique fruit d’un étrange paradoxe. D’un côté, le gouvernement voit en cette «innovation» la promesse d’une gouvernance plus efficace de nos flux de matières quand, de l’autre, il n’a pas jugé utile de mesurer le risque que font peser ces nouvelles technologies sur nos ressources et nos écosystèmes (les enchères pour l’attribution des fréquences 5G débuteront fin septembre tandis que les résultats des études d’impact ne sont pas attendus avant plusieurs mois).

Accepter de regarder l’enchevêtrement de nos technologies modernes dans les réseaux d’échange et de transformation des ressources mondiales serait un premier pas vers le «débat éclairé» sur la 5G que le Président appelle de ses vœux. Ce serait sans doute aussi un moyen de sortir d’une polarisation caricaturale entre technophobes amoureux de la lampe à huile et technophiles hyperconnectés.

Jean Souviron, architecte, ingénieur des ponts et chaussées, doctorant à l’Université libre de Bruxelles

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