A Barcelone, on a assassiné un peu de chacun d’entre nous

Barcelone le savait, elle était Paris, Nice, Londres ou Bruxelles. Elle le savait bien avant le 17 août. Elle le savait depuis qu’était tombée la première victime dans une rue innocente. Et pourtant, on pensait que, dans notre ville, l’obscurité ne pourrait jamais s’imposer. On est méditerranéens, accueillants, efficients, et on n’a pas d’ennemis. La folie va peut-être passer au large, pensait-on. Après chaque attentat dans une ville sœur, on était solidaires, on mettait un crêpe noir sur notre profil sur les réseaux sociaux, on envoyait des messages de réconfort, on composait des poèmes et on écrivait des articles.

Les êtres humains esquivent continuellement la mort, car ils sont faits pour vivre. La mort s’oppose à tous nos espoirs, à notre bon sens et à notre raison d’être. Et quand la violence insensée frappe à notre porte, on se regarde, stupéfaits, et on se dit : pourquoi ? Pourquoi nous, qui ne détestons personne ? Pourquoi, puisque notre ville est une ville du monde ? Pourquoi nous, flambeau de la culture, du design, de la modernité et de l’accueil ?

Parier sur la vie

Certes, il n’y a pas de réponses simples aux questions complexes. Mais les êtres humains, poussés par la peur, la confusion et l’angoisse, ont besoin de certitudes immédiates qui conjurent les sensations de danger. C’est sur ce terrain, entre peur et colère, que les démagogues et les professionnels de la haine répandent leur bouillon de culture. Ainsi, quand les uns assassinent nos corps, les autres prétendent assassiner nos cœurs. Et à ce moment précis, il faut être courageux et ne pas se taire, il faut parier sur la vie, sur une façon de la vivre qui relève de notre seule décision.

De plus en plus, les médias et les analystes se laissent emporter par les mêmes euphémismes que ceux de la propagande djihadiste : on ne parle pas de terrorisme, mais de guerre et de soldats, de géopolitique, de batailles de front dans un conflit global qui englobe le monde. On parle d’affrontement culturel, on invoque le même Dieu dans des langues différentes, on rameute tout le mysticisme historique et idéologique. Les experts nous annoncent que nous sommes dans une guerre dont nous ne savons presque rien et dont nos villes sont le champ de bataille, que nous devons apprendre à cohabiter avec l’incertitude et la peur. Bienvenue dans le XXIe siècle.

La parole est plus forte que la peur

Les guerres se gagnent peut-être avec les armes et les bombes guidées, à coups d’offensives et de batailles lointaines. Le citoyen lambda ne comprend peut-être pas l’enchevêtrement d’avantages et de contreparties économiques. Mais il comprend, nous comprenons, ce qu’est la douleur, le désespoir, le chagrin profond. Il existe une autre guerre dont les experts ne disent rien, une guerre silencieuse et beaucoup plus importante, qui se livre dans nos cœurs et nos intelligences. En chacun d’entre nous.

Dans cette guerre individuelle, chacun se bat avec ses propres fantasmes pour contrôler peur et colère, pour reprendre silencieusement possession de ses rues. Nous sommes nombreux à refuser la déraison, à lutter pour encore croire que la parole est plus forte que la peur. Voilà pourquoi, Place de Catalogne, des milliers de citoyens ont crié « No tinc por », « je n’ai pas peur », après les attentats. Ce n’est peut-être pas vrai, nous sommes sans doute terrifiés et sidérés, c’est bien normal, mais chacun de nous détient le germe d’une autre société possible : d’une société de citoyens libres, qui peuvent mettre la vie au-dessus de la mort, le pragmatisme au-dessus du dogmatisme.

Remporter la bataille de notre liberté

A Barcelone, nous connaissons mal les intérêts de l’Arabie saoudite, les différences entre sunnites et chiites, les événements du Nigeria, du Yémen ou de l’Indonésie. Mais nous savons qu’en août, il fait chaud, que la ville devient un creuset de nationalités, un mélange d’accents, de bars en terrasses, de soirées au théâtre et de queues dans les lieux emblématiques de la ville. Nous savons qu’il faut savourer ces journées à la plage, en profiter pour déambuler sur les Ramblas, rattraper dans un jardin public les lectures en retard, et nous savons que nos enfants ne doivent pas sentir notre main trembler quand nous serrons la leur devant la fontaine de Canaletes, transformée en autel improvisé pour rendre hommage à toutes ces personnes tuées, que nous ne connaissons pas (pas plus que ne les connaissaient leurs assassins), mais que nous pleurons.

Les morts et les blessés sont d’une trentaine de nationalités, enfants, femmes et hommes. L’attentat ne visait donc pas seulement Barcelone, mais une fois encore Paris, Madrid, Londres, Nice, Djakarta, Damas… On a assassiné un peu de chacun d’entre nous, où que nous soyons et d’où que nous venions.

Oui, les experts nous expliqueront comment gagner ou perdre les guerres qui déversent leur haine sur nos vies. Pourtant, c’est nous, les uns avec les autres, qui devrons apprendre à remporter la seule bataille que nous ne pouvons pas perdre : celle de notre liberté, celle de chaque homme et de chaque femme de bien dans ce monde.

Paradoxes de la vie, hier était le quatre-vingtième anniversaire de l’assassinat de Federico García Lorca, poète universel qui a laissé ces mots immortels : « Si l’espoir s’éteint et si Babel s’installe, quelle torche éclairera les sentiers de la Terre ? »

Et à l’instar du poète, je déclare : « Je pleure parce que je l’ai décidé. »

Par Víctor del Árbol, ecrivain espagnol). Traduit de l’espagnol par Claude Bleton

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