La diabolisation de l’islam depuis les premières «affaires» de voile, comme une plus grande visibilité des pratiques musulmanes, ont contribué à remettre le religieux au centre des controverses publiques en France. Les inquiétudes légitimes face aux menaces jihadistes ainsi que les usages politiciens exploitant électoralement le filon islamophobe en ont accentué la dramatisation. Cependant, en étant focalisé sur le retour du refoulé religieux, que l’on soit «pour», «contre» ou simplement «interpellé», on perd de vue l’espace plus large des questionnements spirituels qui travaillent nos sociétés, dont les croyances religieuses ne constituent qu’une des modalités la plus traditionnelle.
Quand dans Maman, un des principaux «hits» de 2015-2016, Louane chante «J’trouve pas de sens à ma quête, maman», ou lorsqu’Axel Red lance en 1996 «A quoi ça sert / Je n’ai plus de repère», une quête spirituelle tâtonne avec des mots ordinaires dans le cours de la vie quotidienne. En une acception élargie, le spirituel peut être compris comme l’exploration individuelle et collective du sens et des valeurs de l’existence. Au sein de nos sociétés capitalistes, les dérèglements du sens s’avivent avec l’extension de la marchandisation aplatissant la plupart des sentiments et des êtres sous le poids de l’argent-roi. Au croisement des inégalités sociales, du péril écologique et du vide existentiel généré par la logique du profit, les frustrations, l’anxiété et les blessures de la reconnaissance s’aiguisent. Dans ce contexte, les tendances individualisatrices ouvrent positivement de nouveaux espaces d’autonomie dans la construction d’un sens pour soi en relation avec les autres, tout en activant plus négativement les incertitudes et les angoisses, et donc aussi la nostalgie de réponses stables associées à un «avant» fantasmé. Toutefois, des aspirations à un ailleurs résistent dans les plis des intimités contemporaines, remontant à la surface via les cultures populaires. «Il y a bien une Californie/Quelque part où aller», pour Eddy Mitchell dans Pauvre Baby Doll (1981). «Que des choses pas commerciales», pour Alain Souchon dans Foule sentimentale (1993).
Les désordres du sens suscitent des réactions diversifiées prétendant refermer les interrogations en nous remettant sur des rails rassurants. Sous un certain angle et à travers des itinéraires à chaque fois spécifiques, les absolus meurtriers du jihadisme en expriment une forme extrême, comme d’autres fondamentalismes religieux. Par ailleurs, un marché du «développement personnel», du spirituel en kit (à la Frédéric Lenoir) ou de la réponse philosophique en conserve (de Luc Ferry à André Comte-Sponville) s’est développé. D’autres, comme Elisabeth Badinter, convoquent des Lumières aveuglantes niant leurs parts d’ombre historiques (sexisme, colonialisme ou intersections avec les totalitarismes) et nous assomment avec des absolus laïcisés qui enterrent plutôt l’espérance émancipatrice portée par des Lumières qu’il faudrait relancer sur un mode tamisé.
Il nous manque des sentiers spirituels plus ouverts qui feraient du questionnement le moteur et non le problème à supprimer, qui mettraient à l’écart tant les absolus et que le relativisme du «tout se vaut», qui renoueraient les fils du sens et des sens en réinsérant le spirituel dans des corps sensibles. Une spiritualité démocratique et libertaire supposant que chacun puisse bricoler ses propres solutions temporaires. Une éthique de la fragilité qui ferait son miel de nos faiblesses partagées et mutualiserait nos écorchures singulières. Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, 2016) s’efforce de nourrir une telle perspective à partir d’une hypothèse agnostique mettant entre parenthèses les croyances religieuses. J’ai donné le nom d’immanence à boussole à ce chemin, car si nos repères sont issus des expériences humaines, ils participeraient d’une boussole provisoire pour une part détachée du mouvement immédiat de ces expériences tout en se reformulant à leur contact. Point de sécularisation ici des absolus religieux avec «l’impératif catégorique» cher à Kant en matière de morale ! Une boussole nous aide à nous orienter sans nous indiquer où il faut aller absolument.
Cette piste peu souvent explorée systématiquement, et qui pourtant sourd de nombre de nos déambulations ordinaires, pourrait pendre part à des espaces trans-spirituels d’échanges avec des spiritualités religieuses et athées. Ces espaces pluralistes de tolérance et de dialogue seraient délimités aux croyants qui ne cherchent pas à imposer aux autres et à la cité leurs certitudes et aux athées qui ne s’échinent pas à vouloir montrer que les croyants sont des «aliénés» qu’il faudrait soigner. Caractérisons ces espaces comme laïcs au sens de l’esprit de la loi de 1905. Car la laïcité ainsi formulée se fonde sur la liberté de conscience, en garantissant le pluralisme des croyances et des incroyances dans le cadre de règles communes
Philippe Corcuff, sociologue.