A la compétition sociale par la consommation s’ajoute la violence physique

Le Black Friday marque aux Etats-Unis le coup d’envoi des achats de fin d’année au lendemain de Thanksgiving, célébrée le quatrième jeudi du mois de novembre. Des soldes importantes sont organisées par des distributeurs très investis – l’expression « Black Friday » se réfère d’ailleurs au premier jour de l’année à partir duquel ils font du bénéfice (la comptabilité passant du rouge au noir).

Au moment où les détaillants tentent d’importer cette journée sur le territoire français, en magasin mais surtout sur les sites en ligne, le Journal of Consumer Culture publie un article de deux chercheurs britanniques en criminologie sur les pratiques d’achat lors du Black Friday en Angleterre depuis 2014, mais surtout sur les débordements occasionnés (Oliver Smith and Thomas Raymen, « Shopping with violence : Black Friday sales in the british context », Journal of Consumer Culture, vol. 17, nº 3, 2017, p. 677-694, voir lien PDF), comme le montre, aux Etats-Unis, un reportage de CNN dans un magasin Walmart de Floride en 2012.

Que symbolisent les injures, bousculades, piétinements, bagarres entre les clients lors de cette journée, occasionnant parfois des arrestations policières et des hospitalisations ? Quelles sont les motivations des consommateurs à participer à un tel événement commercial ? En interrogeant une trentaine d’individus et en assistant à plusieurs de ces journées, les deux chercheurs livrent une série de réponses.

Pour les auteurs, ces manifestations de violence annoncent le triomphe du capitalisme libéral et de l’individualisme. A la compétition sociale que traduit souvent la consommation (Veblen, Baudrillard, Bourdieu) s’ajoute dans ce cas une rivalité physique pour l’accès aux biens.

Du côté des motivations, la participation à cette journée joue un rôle de rattrapage économique : il s’agit d’acquérir des biens électroménagers ou des vêtements habituellement trop coûteux.

Il est, par ailleurs, intéressant d’observer que des clients décrivent en des termes affectueux leur expérience du Black Friday à tel point que le besoin de marchandise semble s’apparenter à la réparation d’un manque. Les objets, si difficilement accessibles, compte tenu des mouvements de foule, prennent leur place dans une forme de revanche, déjà mise en lumière par le sociologue Olivier Schwartz dans son enquête sur les groupes ouvriers du nord de la France (la « consommation-revanche » qui répare les frustrations accumulées, Le Monde privé des ouvriers, PUF, 2002, 1re éd. 1990).

Consommer, c’est aussi veiller à son appartenance sociale et à la construction de son identité : « C’est une opportunité de se mettre à jour, selon un client de 22 ans (…), changer de look, acheter du neuf sinon vous avez tendance à ne plus exister, car vous avez toujours la même apparence. » Selon certaines personnes interrogées, la tension et les violences viendraient de la crainte de rater sa journée en passant à côté des bonnes affaires.

Enfin, il s’agit aussi pour beaucoup d’individus de vivre une expérience inédite, de consommer un spectacle excitant et médiatisé – être là – en même temps que de réaliser des achats. Les captations vidéo de ces bousculades au sein des grandes surfaces spécialisées sont visionnées à plus de 5 millions de reprises sur YouTube (https://www.facebook.com/rsvlts/videos/920517084695367/).

A celles et ceux qui refusent de participer à ces ruées marchandes, les sites Internet comme Amazon organisent également le Black Friday. Pour les autres consommateurs ignorant l’existence de cet effarant spectacle commercial (retailtainment), les commentaires suscités et les images diffusées contribueront encore à faire connaître cet événement hors des pays anglo-saxons. Les distributeurs français travaillant d’ailleurs à le populariser…

Par Vincent Chabault, sociologue, université Paris-Descartes.

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