A quoi sert mon vote ?

Beaucoup de ceux qui ont eu le pouvoir en Italie l’ont perdu de manière tragique. Mussolini a été tué au coin d’une rue comme un chien, puis pendu par les pieds. Le parti Démocratie chrétienne a explosé en 1994, suite à l’opération « Mains propres », seize ans après avoir perdu l’un de ses meilleurs représentants, Aldo Moro, enlevé et assassiné par les Brigades rouges.

A Bettino Craxi (premier socialiste à diriger le gouvernement italien, en 1983) on a jeté la pierre, sous forme d’un déluge de petite monnaie, avant de le contraindre à l’exil, où il est mort. La carrière de Giulio Andreotti (qui a dirigé sept gouvernements italiens successifs, de 1972 à 1992) s’est douloureusement éteinte dans des accusations d’accointance avec la Mafia.

Quant à Silvio Berlusconi, personne n’a eu depuis l’après-guerre autant de pouvoir que lui. En 1970, il était déjà en train de faire construire Milano 2, devenu par la suite le siège de sa première télévision, l’un des bras de la pieuvre de son empire. Rien que sa fortune personnelle a été estimée à près de 7 milliards d’euros. A l’époque, déjà, il ne manquait pas d’argent, venu des terres siciliennes par le biais d’une banque dont son père était le directeur. Son règne n’était certes pas une dictature : le président de Forza Italia a été une bête molle, un ennemi insidieux qui a réveillé la part d’anarchisme qui sommeillait en chaque Italien.

En tant que chef du gouvernement, il a lui-même plusieurs fois répété qu’il était légitime de ne pas payer ses impôts, ce dont il a donné l’exemple. On a toujours su qui il était, et malgré cela il a été élu trois fois. Quelqu’un disait, dont j’ai oublié le nom : « J’ai moins peur de Berlusconi en tant que tel que du Berlusconi que chacun cache en soi. » Mais l’Histoire est imprévisible et l’on ne peut anticiper son épilogue. La vraie question est : comment la structure sociale et morale qui s’est créée au fil de ses mandats – le premier était en 1994 – va influencer l’Italie qui vient ? Quel rôle joue ce passé proche dans ce qui est en train d’arriver ces jours-ci ?

Donneurs de leçons

Il flotte, dans l’histoire de la démocratie italienne, une sorte d’impuissance, ressentie comme une fatalité, à régir la vie du pays avec les instruments propres à une démocratie moderne. Depuis ma plus tendre enfance, les mots « crise de gouvernement » sont une ritournelle à laquelle je me suis habituée, ainsi que tous les Italiens. Si mes comptes sont bons, nous en sommes à la 83e depuis la fin de la guerre.

Les lois électorales se succèdent sans que l’on trouve le moyen de faire en sorte que le vote des Italiens soit pris en compte de manière équitable. La dernière, dite « Rosatellum bis » (2017), mix saugrenu de proportionnelle et de majoritaire, n’a pas été écrite pour que le vote sorti des urnes accouche d’une majorité propre à gouverner. Le chaos de ces jours-ci, près de quatre mois après les élections du 4 mars, le prouve amplement.

Je vis en France depuis 1981 – depuis le 11 mai 1981 exactement. Je suis une écrivain française qui paye ses impôts en France, mais je reste une femme italienne qui vote en Italie, où ma famille réside. Les grands écarts, je connais. Je les pratique depuis longtemps sur des questions aussi rugueuses que l’affaire Cesare Battisti (ancien criminel italien reconverti en écrivain, réfugié dans l’Hexagone, puis au Brésil depuis 2004), la place des anciens brigadistes en France et la « doctrine Mitterrand » (en 1985, François Mitterrand s’engage verbalement à ne pas extrader les activistes et terroristes d’extrême gauche, venus notamment d’Italie), entre autres.

On me demande souvent pourquoi, et de quoi, les Italiens en ont marre. J’essaie d’expliquer. La pauvreté insidieuse et rampante. Le chômage des jeunes, surtout dans le Sud. Un système universitaire complexe et mal adapté aux besoins des chercheurs. Le calvaire des petites et moyennes entreprises, soumises aux tracas administratifs d’une bureaucratie périmée. La « malasanità », un système hospitalier disloqué entre privé et public, déséquilibré entre le Nord et le Sud. Une classe politique qui a eu maille à partir avec la justice, trop bien payée, eu égard aux difficultés des familles, et qui se pavane à la télévision à longueur de journée. Et cette Europe qui déçoit sans cesse, entre mesures économiques incompréhensibles et l’immense solitude ressentie lors de l’arrivée quotidienne de centaines de migrants sur les côtes.

Les Italiens ont aussi une autre raison d’être en colère. Ils en ont assez d’être pris pour des imbéciles par les donneurs de leçons des pays voisins : le commissaire européen allemand Günther Oettinger, qui explique que les marchés auront raison des populistes ; Bruno Le Maire, qui en rajoute : « Chacun doit comprendre en Italie que l’avenir de l’Italie est en Europe et nulle part ailleurs. Et pour que cet avenir soit en Europe, il y a des règles à respecter. »

S’il y a quelque chose qu’il ne faut pas oublier dans la communication entre des pays si différents au sein d’une même Europe, c’est la délicatesse avec laquelle on se doit de manier la dignité de chaque peuple. Nous sommes tous sur le même bateau, et que l’on rame ou que l’on écope, on se sauvera ensemble, ou on coulera tous.

Aux prochaines élections, Berlusconi redeviendra naturellement le leader de son parti. Tant que Matteo Renzi s’obstinera à garder le cadavre de la gauche en otage, il n’y aura pas d’alternatives réelles. Tout se jouera entre le Mouvement 5 étoiles, la Ligue et diverses droites. Quel intérêt pour le vieux délinquant de rester dans la course ? Ses rentes Mediaset, et les lois qu’il pourra détourner à son avantage comme il l’a toujours fait au cours de ses mandats. Car il lui reste encore quelques épées de Damoclès pendues au-dessus de la tête : corruption, évasion fiscale, Mafia, conflits d’intérêts.

Vote inutile

A quoi sert mon vote si, au final, rien de ce que j’ai crié n’a été entendu ? Le président de la République, las des querelles entre les deux chefs de partis de la coalition, a coupé court aux propositions du naïf Luigi Di Maio et du roué Matteo Salvini en faisant appel à Carlo Cottarelli. Le profil est adéquat : quoi de plus semblable à un technocrate qu’un autre technocrate ? Ils viennent d’une banque ou du Fonds monétaire international (FMI), ils sont invités d’honneur à Davos, ils ont des armoires remplies de costumes gris et des têtes passe-partout ; un directeur de casting ne pourrait pas mieux faire.

Mais en prenant cette décision, le président de la République a fait fi du sentiment de révolte de ceux qui ont voté aux dernières élections. Ils se sont sentis trahis. Et même si la mémoire est courte en politique, elle ne l’est pas en ce qui concerne les offenses, vraies ou présumées : les Italiens n’ont pas oublié le gouvernement technocratique de Mario Monti, en 2011, ni son plan d’austérité. Puis l’arrivée inopinée, et quelque peu outrée, d’Enrico Letta, en 2013.

Que va-t-il se passer maintenant ? Vendredi 1er juin, nouveau retournement de situation : Paolo Savona, refusé au ministère des finances en raison de son euroscepticisme affiché, se retrouve à la tête des affaires européennes. Le nouveau gouvernement est né. Pour aboutir où ? Combien de temps une coalition entre 5 étoiles et Ligue peut-elle tenir ? Quelles seront les forces d’opposition ? Renzi s’obstinera-t-il à s’accrocher à un leadership que personne ne lui reconnaît plus ? Est-ce qu’aux prochaines élections le vote se fera avec la même loi, donnant lieu à une autre majorité impossible ?

Je ne suis pas une politologue, et je n’ai pas de boule de cristal. Il me semble néanmoins qu’il serait temps que la France et l’Europe écoutent, et viennent en aide à ce pays compliqué et merveilleux que l’on a souvent appelé le « laboratoire » de la démocratie. Parce que la frustration et la colère ne sont jamais bonnes conseillères, et que si l’on persiste à faire comme si les frontières étaient imperméables, ce qui arrive en Italie aujourd’hui peut arriver, demain, partout.

Par Simonetta Greggio, romancière italienne.

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