A Raqqa, «rester c'était mourir, tenter de fuir, c'était mourir»

En pénétrant dans les ruines de Raqqa, ravagée par les bombes, nous savions que nous trouverions une ville dévastée. Ce que nous avons vu dépassait nos pires craintes, même après avoir passé des semaines à écouter les témoignages atroces des civils qui étaient parvenus à s’en échapper.
Cette fois-ci, l’expérience ne nous a pas aidés. Nous n’étions pas prêts pour ces scènes d’apocalypse, aboutissement d’une campagne intensive de quatre mois de bombardements aériens et de tirs de barrage conduite par la coalition menée par les Etats-Unis, de juin à octobre 2017. La guerre contre le groupe armé autoproclamé «Etat islamique» (EI) était censée «libérer» Raqqa. Elle l’a rasée. C’est un silence indescriptible qui plane sur les bâtiments soufflés, réduits à néant, les tas de gravats à perte de vue et les carcasses de véhicules brûlés. Ce qui s’est produit ici est terrible.

Ces rues abritaient bien sûr des familles de civils. Voitures renversées au sommet de restes d’immeubles éventrés, comme si une tornade les y avait déposées. Objets cassés émergeant des gravats. Restes de vêtements, de chaussures et de jouets appartenant à des enfants désormais réfugiés dans des camps sordides pour les personnes déplacées par la guerre. Tant de vies fauchées. Des milliers de personnes ont été prises au piège dans une ville en proie à la guerre, comme Rasha et Abdulwahab Badran qui ont perdu Tulip, leur petite fille d’un an mais aussi 38 autres membres de leur famille dans les frappes menées par la coalition alors qu’ils fuyaient d’un endroit à un autre. «Je ne comprends pas pourquoi nous avons été bombardés, nous a dit Rasha. Comment les avions de surveillance n’ont-ils pas vu que nous étions des familles de civils?»

Il y a aussi la famille Hashish, trop pauvre pour payer les sommes extravagantes exigées par les passeurs affiliés à l’EI pour fuir la ville. Lorsque sept membres de la famille ont péri, déchiquetés dans l’explosion d’une mine posée par l’EI, ceux qui ont survécu n’ont eu d’autre choix que de retourner dans leur modeste maison à un étage et attendre que leur destin soit scellé. Cela n’a pas pris très longtemps. Une frappe aérienne de la coalition a détruit leur maison, emportant neuf membres de la famille, principalement des femmes et des enfants.

Parmi ceux qui avaient les moyens de partir, beaucoup sont restés pour protéger leurs maisons et leurs commerces ou leurs entreprises, bâtis au prix d’années de dur labeur. Dans certains cas, les familles ont subi la loi brutale de l’EI et se sont défendues contre le pillage des troupes au sol pour finir par voir le travail d’une vie réduit en poussière en une seconde par les frappes aériennes de la coalition.

Il y avait aussi les victimes anonymes trouvées parmi les décombres, comme ces trois très jeunes enfants écrasés par l’écroulement d’un mur suite à une frappe aérienne de la coalition dans le quartier de Harat al Badu. L’homme qui était revenu dans sa maison et les avait découverts nous a dit qu’il les avait enterrés dans un jardin et qu’il avait marqué le lieu au cas où leurs proches reviendraient un jour. «Rester, c’était mourir et tenter de fuir, c’était mourir». Munira, mère de neuf enfants ayant survécu aux frappes, a résumé en ces mots la situation des civils pris au piège des combats dans la ville assiégée. Sans possibilité de communiquer par Internet ou par téléphone, éviter les dangers mortels revenait à tâtonner dans le noir.

Durant l’offensive, les forces de la coalition regroupant les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont procédé à des milliers de frappes aériennes et des dizaines de milliers de tirs d’artillerie à Raqqa, touchant pratiquement toutes les rues. Nous ne saurons peut-être jamais combien de civils ont été tués. Les commandants de la coalition insistent sur la précision des frappes aériennes. Cependant, celle-ci dépend de l’exactitude des informations relatives aux cibles. En outre, il faut prendre en compte la taille des bombes larguées. À de nombreuses reprises, nous avons vu des bâtiments entièrement détruits par les frappes aériennes à Raqqa.

Lorsque l’on utilise des bombes assez grosses pour emporter des immeubles entiers, ainsi que des systèmes d’artillerie à large portée, il est vain d’affirmer avoir limité les pertes civiles. Les commandants de la coalition semblent convaincus que les «efforts incommensurables» qu’ils ont déployés en matière de ciblage pour empêcher les pertes civiles étaient suffisants. Ils ont diffusé des vidéos tournées par des drones de surveillance dans une salle de contrôle à plus de 2 000 kilomètres, observant parfois un bâtiment pendant 90 minutes avant de lancer une frappe. Cette surveillance très limitée n’a apparemment pas suffi à détecter les milliers de civils entassés dans les pièces à l’arrière des bâtiments et dans les caves, où ils pensaient avoir plus de chances de survivre. Ceux qui se cachaient n’étaient pas tous des combattants de l’EI. En fait, nombre d’entre eux se cachaient également de l’EI. Des habitants nous ont dit qu’ils se calfeutraient à l’intérieur et ne sortaient que pour trouver de la nourriture et de l’eau. C’est ce que font tous les civils piégés par la guerre, partout dans le monde. C’est ce que nous ferions aussi.

Tous ceux que nous avons rencontrés à Raqqa s’accordaient sur la nécessité de vaincre l’EI. Mais ils s’interrogeaient: pourquoi leurs familles devaient-elles être décimées et leur ville détruite pour y parvenir ? La coalition s’entête à affirmer que les frappes aériennes de précision ont permis de battre l’EI en limitant au maximum les pertes civiles. C’est une chimère, comme le démontrent les éléments révélés par les recherches d’Amnesty International à Raqqa (et auparavant à Mossoul en Irak).

Les commandants de la coalition ont déjà rejeté nos conclusions, arguant que nous ne «saisissions pas la violence de la guerre». Ils ont tort. Nous la saisissons très bien. À Raqqa, nous nous sommes rendus sur des dizaines de sites et nous avons collaboré avec des experts militaires pour étudier les schémas de destruction et comparer les preuves matérielles aux déclarations des victimes et des témoins que nous avons recueillies. La coalition aurait pu et aurait dû en faire de même. Limiter les dommages infligés aux civils, ce n’est pas juste une question de bonne pratique, c’est un devoir au regard du droit.

Dans toute enquête, les visites sur le terrain et les entretiens avec les victimes et les témoins sont essentiels. En l’absence de véritables enquêtes, il est absolument impossible de faire respecter les lois de la guerre. À Raqqa, pas une seule des victimes ou des proches de victimes que nous avons rencontrés n’a été interrogée ou même contactée par la coalition. Personne n’avait non plus eu vent d’une quelconque visite de représentants de la coalition sur les sites de frappes ayant tué des civils.

Amnesty International exhorte les membres de la coalition à enquêter de manière impartiale et exhaustive sur les allégations de violations et de pertes civiles, et à reconnaître publiquement l’ampleur et la gravité des pertes civiles et des destructions matérielles à Raqqa. En s’en abstenant, ils empêchent les victimes d’obtenir justice et réparation, et ouvrent la possibilité d’une répétition des mêmes erreurs ailleurs.

Il n’existait qu’une seule Tulip Badran. Elle était unique, comme toutes les victimes. Malheureusement, d’autres périront à l’avenir si la coalition et ses membres, en particulier les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, ne tirent pas d’enseignements de sa mort, et de la mort de tous les civils dont ils sont responsables à Raqqa.

Donatella Rovera, conseillère d’Amnesty International sur les situations de crises.
Benjamin Walsby, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient à Amnesty International.

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