A Tikrit comme à Palmyre comment les Etats irakien et syrien ont exploité les opérations militaires

La Syrie s’est à nouveau rappelée à l’attention de la communauté internationale ce week-end avec la « reconquête » de Palmyre par les forces du régime de Bachar al-Assad aidées de leur allié russe. Naturellement, le patrimoine mondial mérite d’être défendu ! Mais cette ligne de conduite ne doit pas pour cela nous empêcher de regarder froidement ce que signifie ce dernier retournement de situation pour mieux en apprécier l’importance.

Palmyre a été conquise par l’organisation Etat islamique (EI), en mai 2015 sans que la ville ne soit l’objet d’intenses combats. Au contraire, un retrait en bonne et due forme des autorités – et surtout le transfert des prisonniers détenus dans l’une des plus célèbre prison-bagne du régime d’Assad – avait semble-t-il précédé leur avancée, qualifiée à leur époque de fulgurante. Une dizaine de mois plus tard, voilà la citadelle du désert reprise, restaurant le régime de Damas aux yeux de la communauté internationale. Cet épisode amène à quelques commentaires.

Cet aller-retour entre forces d’un régime en décomposition et forces de l’organisation EI n’est pas le premier du genre. Déjà en juin 2014, quelques jours avant la proclamation du califat, l’EI – à l’époque du Levant et d’Irak – s’empare sans coup férir de la ville de Tikrīt en Irak. Après la perte de Mossoul, cette défaite sonne comme une alarme : la route de Bagdad est ouverte à des hordes débouchant du désert. En réponse, la mobilisation internationale est immédiate réunissant par des subterfuges diplomatiques et médiatiques, forces américaines et forces iraniennes, toutes deux agissant par proxy, derrière celles que l’on nomme de plus en plus « les troupes du gouvernement de Bagdad ». Cette union des efforts permet de célébrer, il y a un an, en mars 2015, la reprise de la ville symbole, Tikrīt : l’EI est « défait ».

Le rapprochement de ces deux épisodes ne relève pas de l’anecdote. Il montre au contraire un écart de plus en plus grand entre lecture par les puissances occidentales et acteurs régionaux. Le premier point tient à une lecture « stratégique ». Ni la prise de Palmyre, ni la prise de Tikrīt ne révèle d’un raz de marée déferlant sur les capitales. Les cris alarmistes masquent quelques réalités importantes : la prise de ville de quelques milliers d’habitant ne peut être comparée aux combats que supposent la prise de capitales d’Etat, comme Bagdad et Damas, qui toute deux, bénéficient d’importantes concentrations de troupes et d’infrastructures militaires. Si la perte de symboles – Tikrīt, ville de naissance de Saddam Hussein et berceau de son régime ; Palmyre, ville aux mille parures antiques – peut susciter de vives inquiétudes, il faut ramener nos émotions à la portée des faits : Tikrīt et Palmyre n’ouvrent pas les routes de Bagdad et de Damas.

Le second point tient aux libérateurs. Naturellement, tout retrait de l’EI, toute décroissance de ses forces ne peut qu’être saluée. Mais, une défaite de l’EI ne signifie pas forcément une victoire pour celles et ceux qui luttent contre la reconduction des attentats de novembre 2015, qui se battent contre l’essor de l’EI. Ce paradoxe tient dans une large mesure aux partenaires choisis régionalement. Que ce soit à Bagdad ou à Damas, un même phénomène apparaît : l’Etat central est en déliquescence, et ceux qui se revendiquent de l’Etat disposent comme principale force armée, des milices, c’est-à-dire des groupes armés, guidés par un chef et unis par un sentiment de solidarité, ce dernier étant souvent confessionnel.

Concrètement, loin de s’appuyer « sur Staline contre Hitler » comme d’aucun y appelle, le recours aux forces miliciennes augmente d’autant les destructions et dommages à l’adresse des populations locales, et par là leur profond ressenti. En outre, cet appui inconsidéré ne peut nullement enrailler la machine de destruction déployée par Bagdad et Damas, qui jusque très récemment, déversaient des barils de TNT, ces futs de pétrole vidé de leur contenu pour les emplir de matières explosives, depuis leurs aviations. Le résultat de cette stratégie se traduit dans la démographie : Palmyre pour ne prendre que cet exemple, s’est vidée de ses quelques 70 000 habitants. Il s’inscrit dans les ruines du site : les activités de pillage – intense de 2012 à 2015 comme le rappelait Annie Sartre, déléguée à la mission de l’UNESCO, c’est-à-dire lorsque Palmyre était sous le contrôle du régime de Assad – vont pouvoir reprendre. Certainement, ce ne seront plus les explosions des temples… mais leurs dépeçages progressifs…

Plus généralement, ces deux événements attestent d’une nouvelle pratique du pouvoir. Les régimes en place jouent de nos craintes en laissant s’étendre les groupes extrémistes sur de vastes espaces, quitte à mettre en danger leur population et leur patrimoine. En péril, ils se retirent et créent une menace symbolique : le patrimoine de l’humanité risque de disparaître. L’urgence et l’émotion de l’événement brouillent notre vision et semblent un moment paralysé la réflexion au point de faire accepter ceux qui produisent les extrêmes comme partie de la solution. Ces deux événements traduisent le malheur actuel qui frappe les populations du Moyen-Orient : leurs dirigeants répondent à une rationalité de l’immédiat (la survie au lendemain mérite tous les sacrifices) ; les acteurs de la communauté internationale se désintéressent des dynamiques locales sauf quand leurs émotions sont affectées.

Matthieu Rey est maître de conférences au Collège de France.

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