A Vilnius, l'Ukraine a été placée devant un choix détestable, Europe ou Russie

A Kiev, les manifestants du Maïdan (place de l'indépendance) se battent pour l'Europe. Il serait indélicat de leur dire que l'Union européenne ne leur offre pas grand-chose : pas de feuille de route pour l'accès à l'Union européenne – le partenariat oriental et l'accord d'association sont une solution de rechange à l'accession justement conçue pour les pays qui ne seront pas invités à se joindre à l'UE. Et, encore, le partenariat oriental n'intéresse que certains pays de l'Union, ceux qui se trouvent à l'Est. Pour les autres pays de l'UE c'est le partenariat méditerranéen qui compte. L'Union européenne n'offre même pas le minimum dont rêvent les manifestants du maïdan : pas de facilités de voyage sans visa, ce qui, pourtant, a été concédé à la Moldavie au sommet de Vilnius. Les caisses de l'UE sont vides et Bruxelles n'est pas en mesure de combler les besoins financiers énormes de l'Ukraine. L'Union rechigne même à faire pression sur le Fonds monétaire international (FMI) pour adoucir les conditions draconiennes que le FMI impose pour octroyer un prêt, combien urgent, à l'Ukraine. En somme, les manifestants du maïdan ne se battent pas pour l'Europe telle qu'elle est mais pour une certaine idée de l'Europe, celle qu'on nourrissait autrefois en Europe occidentale mais dont on se réclame peu aujourd'hui.

Pour les manifestants ukrainiens, l'Europe exclut la Russie. Un pays au régime autoritaire, dirigé par une élite post-soviétique corrompue – aussi corrompue que l'élite ukrainienne ? Mais la Russie est aussi un pays dans lequel de millions d'Ukrainiens cherchent l'emploi, légalement et illégalement, un pays qui fournit à l'Ukraine l'énergie dont elle dépend, un partenaire commercial aussi important que l'Union européenne, du moins en ce qui concerne les exportations ukrainiennes. Par ailleurs, la Russie est un pays avec lequel l'Ukraine compte de très nombreux liens linguistiques, familiaux, affectifs, de souvenirs qui ne sont pas tous mauvais. Enfin, depuis de siècles la Russie partage aussi une histoire avec l'Europe. On ne peut pas concevoir la culture européenne sans l'apport russe ni la victoire sur le fascisme sans les sacrifices de l'Urss.

Ce qu'on regrette le plus dans le fiasco du sommet de Vilnius le mois dernier et dans la crise qui l'a suivi, c'est que l'Ukraine ait été placée devant un choix détestable : soit l'Europe, soit la Russie. Aujourd'hui la responsabilité d'un tel choix est partagé, mais il convient de rappeler que, pendant longtemps, la Russie regardait le rapprochement des pays de l'Est à l'Union européenne avec une relative sérénité, surtout si l'on compare avec son attitude résolument hostile envers l'expansion à l'est de l'OTAN. Ce n'est que récemment que la Russie a été amenée à interpréter la politique de l'UE à l'est comme une tentative de créer une sphère d'influence dans ce que la Russie considérait comme sa propre sphère d'influence. Il en a résulté la confrontation que nous vivons aujourd'hui.

En refusant la proposition du président ukrainien Viktor Ianukovitch d'une négociation à trois – Ukraine, UE, Russie – Bruxelles a confirmé la méfiance russe à son égard. Dans la vision de l'Union européenne, la Guerre froide n'est pas encore terminée, la Russie demeure le grand Autre contre lequel on se définit, et l'Europe s'arrête devant les frontières de la Russie. Cette vision nous condamne à de bras de fer nouveaux, comme celui qu'on vit en Ukraine aujourd'hui. Pire encore, elle prive l'Europe de ce qui devrait être un de ses composants, ou du moins, un de ses interlocuteurs privilégiés. L'Europe inclut la Russie, ce que les manifestants du maïdan ont du mal à reconnaître.

Andre Liebich, professeur à l'Institut de hautes études internationales et du développement, Genève.

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