Acceptons que l’homme soit devenu un acteur des mutations géologiques

Le 1er novembre, à Berlin, il s’est passé un événement aussi minuscule que décisif : pour la première fois le groupe de travail du sous-comité pour la stratigraphie du quaternaire s’est réuni au complet sous la présidence d’un géologue britannique, Jan Zalasiewicz. Pas de quoi faire les gros titres ? Vous vous trompez. Ils se réunissaient pour notre bien, je veux dire pour décider dans quelle époque géologique nous devrions dorénavant nous situer. Voilà qui est plus surprenant. Il se trouve en effet que, derrière la négociation climatique, il s’en cache une autre plus décisive encore. La question est de savoir si nous nous trouvons encore dans l’holocène, comme on nous l’a enseigné à l’école (grosso modo, la période plutôt calme des 13 000 dernières années qui nous séparent de la dernière glaciation), ou bien si nous sommes entrés dans une autre époque de la Terre, beaucoup plus agitée.

Et alors, allez-vous dire, en quoi cela nous importe-t-il de savoir comment les géologues nomment les périodes de l’histoire de la Terre ? C’est le nom des périodes de l’histoire humaine qui, à la limite, pourrait nous intéresser — postmoderne, hypermoderne, capitalisme tardif, néolibérale, etc. Ce n’est pas aux sciences naturelles de définir notre esprit du temps. Le problème, c’est que les périodes de l’histoire de la Terre et celles de l’histoire humaine semblent avoir récemment convergé. D’où le nom que les spécialistes proposent depuis six ou sept ans : celui d’anthropocène. Le phénomène géologique le plus important depuis la dernière glaciation, serait, à leurs yeux, non pas les volcans, les météores, le soleil ou la tectonique des plaques, mais ce bipède bizarre qu’on appelle en grec anthropos (l’homme).

Les stratigraphes sont des gens sérieux : ce n’est pas une affaire de sentiment, mais de sédiment. Si des géologues de l’avenir exhibaient dans, disons, un million d’années, les dépôts rocheux laissés par notre époque, ils décèleraient une transition aussi brutale que celles que leurs prédécesseurs ont appris à repérer depuis deux siècles en reconstituant l’histoire multimilliardaire de la planète. La rupture inscrite par notre activité dans la roche serait aussi facile à déchiffrer que la fameuse transition dite « K-T », à la limite entre le crétacé et le tertiaire, qui signale l’intrusion d’un météore et la disparition des dinosaures.

Et, de même que cette honorable société de géologues marque d’un « clou doré », souvent accompagné d’un petit monument et d’une plaque chacune de ces transitions, il faudrait commencer à se demander où planter ce repère pour bien distinguer l’holocène de l’anthropocène. En 1790 ? Ou plutôt en 1945 ? C’est l’un des enjeux de la dispute. Un autre enjeu, bien sûr, est la forme du monument et le texte de la plaque qu’il conviendrait de dresser pour témoigner de cette transition (ce qui est d’ailleurs l’objet d’une exposition au Musée des abattoirs à Toulouse, justement intitulée « Anthropocène Monument »).

Ci-devant humains

Si nos amis géologues parvenaient à s’entendre, nous changerions d’époque ! Rien de moins. Nous ne serions plus des humains tranquillement installés dans l’holocène. Nous serions des hybrides, des sortes de ci-devant humains devenus forces géologiques, capables d’avoir si bien modifié la planète qu’elle se met à réagir à toute vitesse à nos histoires et nous oblige alors à réagir, tout aussi rapidement, aux siennes.

Vous voyez maintenant toute l’importance de ce sous-comité pour la stratigraphie du quaternaire : soit nous sommes des humains vivant à l’époque de l’holocène, soit des Terriens aux prises avec les tragédies de l’anthropocène ! Jamais enjeu de civilisation n’a dépendu d’un si petit sous-comité… Evidemment, s’ils se donnent autant de mal, c’est qu’ils sentent bien qu’ils ne sont pas tout seuls. Ce qu’enregistrent les dépôts de sédiments terrestres, nos âmes y sont sensibles, exactement autant. L’affreux passage à vide de la politique actuelle n’a pas d’autre cause. Nous ressentons tous, chacun avec nos propres détecteurs, traceurs et sismographes, que nous reposons sur un autre sol. Que l’ancienne représentation de la vie publique est terminée, comme est terminée aussi l’idée de modernisation indéfinie sur une Terre elle-même indéfinie.

Comment appelle-t-on la projection d’un idéal dans une abstraction hors sol ? Utopie. Voilà, nous sortons de l’utopie et nous revenons sur Terre. Mais en revenant, nous nous apercevons que cette Terre n’a plus du tout le même aspect. Comme les cosmonautes d’un récit de science-fiction qui reviendraient sur leur planète après être partis rêver dans les étoiles, nous découvrons une Terre qui, entre-temps, a changé de forme et de mouvement. La découverte d’un nouveau monde à l’époque de Colomb. Sauf que ce n’est pas un continent de plus, c’est la découverte des mêmes continents, subvertis par l’action des humains mélangés dans les choses.

Et la surprise redouble quand on voit que tout se passe, dans les façons de penser, dans la réaction des élites, dans la confiance innocente du bon peuple, comme si rien n’avait changé. Comme si l’on pouvait détecter qui est « réactionnaire » et qui est « progressiste » avec les repères d’autrefois, quand on espérait vivre au large. Etonnante transition : les « réactionnaires » croient qu’il faut retourner à l’ancien territoire, aux anciennes identités ; les « progressistes », tout aussi décalés, croient pouvoir discerner l’avenir dans la prolongation de l’ancien futur sans limite. Les stratigraphes nous aident à comprendre que le retour imprévu de la Terre n’a rien du « retour à la terre ». Il faut revenir sur Terre, mais il n’y a plus de piste d’atterrissage.

Tout a changé, y compris la composition du sol, de la roche mère et de l’atmosphère au-dessus. Ce que les géochimistes nomment justement « zones critiques ». D’où l’inquiétude immense qui accompagne les travaux de tous ces chercheurs. Il y a bien une « insurrection qui vient », mais ce n’est pas que celle des multitudes humaines, c’est celle, tout aussi multiforme, tout aussi violente, tout aussi radicale, des résidents de la Terre oubliée — vers de terre compris ! En devenant géologique, l’histoire humaine ne va pas devenir plus pacifique, au contraire, car rien ne prouve que les humains et les Terriens vont pouvoir tranquillement cohabiter. Voilà pourquoi la négociation sur le temps qu’il fera dans un avenir proche dépend de cette autre négociation sur le temps où nous sommes.

Bruno Latour, philosophe, est professeur à Sciences Po Paris

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