Accorder des droits à la nature est illusoire

En moins d’une semaine, trois fleuves sacrés se sont vu reconnaître la qualité de personne morale, le premier par le Parlement de Nouvelle-Zélande et les deux autres, dont le Gange, par une cour de justice indienne. Vu d’ici, de telles décisions ont, si ce n’est de quoi faire sourire, du moins de quoi surprendre, tant le sens commun réserve la qualité de personne aux seuls êtres humains. Une meilleure compréhension de la portée d’une telle actualité nécessite de revenir aux fondamentaux du droit.

Tout étudiant en droit apprend dès sa première année que le monde se divise en deux catégories : les personnes et les choses, et que seules les premières disposent de la protection la plus absolue parce qu’elles se trouvent au sommet de la hiérarchie des valeurs protégées. Et l’environnement dans tout cela ? De manière traditionnelle, il appartient à la catégorie des choses dont on peut user et abuser largement, suivant en cela la pensée de Descartes qui positionne l’homme en « maître et possesseur de la nature ».

Pour remédier au défaut de considération dont l’environnement fait l’objet, il suffirait donc d’en modifier le statut et de le hisser au rang de personne. Tel est bien l’objectif de l’attribution récente de la qualité de personne morale au fleuve Whanganui, en Nouvelle-Zélande, ou au Gange et à l’un de ses affluents, la Yamuna, en Inde.

L’idée de reconnaître des droits à la nature pour mieux la protéger n’est pas nouvelle. Dans les années 1970, Christopher Stone, professeur de droit américain, avait publié un article provocateur dans lequel il proposait d’attribuer des droits à une vallée de séquoias millénaires menacée par un projet de station de ski, lancé par Walt Disney. Cette proposition n’a pas abouti, mais le projet n’en n’a pas moins été stoppé en raison d’une décision fédérale de protéger la vallée sauvage en question.

Liberté économique contre protection de l’environnement

Il faudra attendre la Constitution de l’Equateur, de 2008, pour qu’un texte juridique consacre pour la première fois la qualité de sujet de droit à la Pachamama, ou Terre-Mère. Par la suite, c’est un tribunal argentin qui a reconnu à une femelle orang-outan du zoo de Buenos Aires, le droit à vivre en liberté en tant que personne non humaine.

Tous ces exemples montrent bien que la personnalisation de l’environnement vise à renforcer sa protection. Mais une chose est d’avoir voix au chapitre, une autre est de pouvoir réellement l’exprimer et de se faire entendre. Certes, la nature peut compter sur des tuteurs, à l’image des représentants des personnes protégés ou des sociétés commerciales. En Nouvelle-Zélande, par exemple, les intérêts du Whanganui seront défendus par deux représentants, l’un issu du peuple Maori et l’autre du gouvernement. En Inde, tout citoyen pourra faire valoir devant les tribunaux les droits du Gange et de la rivière Yamuna du fait de la pollution qui les touche.

Pour autant, les porte-parole de la nature font parfois pâle figure, comparés à ceux qui défendent des intérêts économiques puissants. Pour preuve, en Equateur, bien que la Pachamama dispose d’un droit constitutionnel à réparation pour les dommages qui lui sont causés, cela n’a pas suffi pour faire exécuter la condamnation de Chevron-Texaco à payer 9,5 milliards de dollars pour la grave pollution liée à l’exploitation de son oléoduc dans le pays. Au-delà, il ne faut pas oublier que les droits reconnus à l’environnement restent relatifs et qu’ils seront toujours mis en balance avec des intérêts contradictoires.

Par comparaison, on relèvera que même si la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé, dans un arrêt de 2007, que « des impératifs économiques (…) ne devraient pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l’environnement », bien souvent, elle est conduite à privilégier la liberté économique sur la protection de l’environnement.

Procès d’animaux du Moyen Âge

Jusqu’à présent, la reconnaissance à la nature du statut de personne a eu lieu dans des régions où existe un rapport matriciel entre l’homme et celle-ci, de l’ordre du sacré. Le mouvement pourrait-il ou devrait-il se généraliser au-delà ? Une chose est sûre, on peut être réservé quant à l’imputation de devoirs et de responsabilités aux éléments de la nature, comme l’a fait le Parlement de Nouvelle-Zélande pour le Whanganui ou encore la Haute Cour de l’Etat himalayen de l’Uttarakhand pour le Gange et son affluent.

En effet, ces cours d’eau devraient-ils être obligés d’indemniser les familles des personnes qui s’y noieraient par exemple ? Il n’est sûrement pas judicieux de faire revivre l’équivalent des procès d’animaux, du Moyen Age, où l’on pouvait, par exemple, faire citer à comparaître des charançons pour qu’ils cessent leurs ravages.

On est enclin à penser que ce n’est pas tant le statut juridique de l’environnement qui importe, entre droits de l’homme ou droits de la nature, que la reconnaissance des devoirs de l’homme à l’égard de l’environnement. Une telle responsabilité écologique existe d’ores et déjà, notamment en France.

En 2016, la loi relative à la biodiversité a introduit dans le code civil l’obligation de réparation du préjudice écologique, sans que cela ait nécessité la reconnaissance de la qualité de sujet de droit à l’environnement. Dans le même ordre d’idée, le crime d’écocide pourrait être consacré afin de sanctionner les crimes les plus graves commis de manière intentionnelle contre la sûreté de la planète.

Formulons le vœu que le droit de la responsabilité écologique prenne de l’ampleur, dans le respect de la diversité culturelle des rapports entre l’homme et la nature.

Laurent Neyret, professeur de droit à l’Université de Versailles Paris-Saclay, spécialiste de droit de l’environnement. Il a participé au groupe de travail mis en place par la Garde des sceaux en 2013 pour la réparation du préjudice écologique, à qui il a également présenté en 2015 des recommandations pour mieux sanctionner les crimes contre l’environnement (Des écocrimes à l’écocide, Bruylant, 2015).

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