Accorder des droits à toutes les familles, le combat majeur de Ruth Bader Ginsburg

Un hommage à Ruth Bader Ginsburg, morte le 18 septembre, devant la Cour suprême des Etats-Unis. Photo Jose Luis Magana. AFP
Un hommage à Ruth Bader Ginsburg, morte le 18 septembre, devant la Cour suprême des Etats-Unis. Photo Jose Luis Magana. AFP

A la fin de sa vie, la juge de la Cour suprême, Ruth Bader Ginsburg, est devenue une superstar du barreau. Privilège rare, elle a eu droit de son vivant à des films, des documentaires et même des tee-shirts à l’effigie de RBG – trois initiales symbolisant désormais un rempart contre les forces conservatrices, avides de démanteler les conquêtes progressistes du XXe siècle. Puisque tout se commercialise et se médiatise dans notre monde, la Cour suprême des Etats-Unis a désormais sa rock star. Dans cet univers encore très masculin, ce privilège est attribué à une femme, brillante, malicieuse, au caractère bien trempé : en écho au rappeur Notorious BIG, l’éblouissante juriste est devenue de son vivant Notorious RBG, relayant à l’anonymat des alcôves poussiéreuses de la Cour les autres juges, sans doute marris d’être ainsi éclipsés. Rien que ce point en dit long sur l’extraordinaire carrière de la deuxième femme nommée à ce poste depuis la création de la République des Etats-Unis. Mais cette exceptionnelle destinée nous ferait oublier l’essentiel : son combat ordinaire pour défendre la famille contemporaine.

En 1933, lorsqu’elle voit le jour dans le quartier juif de Brooklyn, une révolution juridique majeure se met en œuvre au pays de la common law. A l’issue d’intenses batailles juridiques, qui démarrent dans les revues et les universités avant de gagner les institutions, des avancées considérables ont lieu en matière de droits politiques. Longtemps bastion d’une Amérique blanche et protestante, le droit accompagne désormais une plus grande inclusion des minorités, et la Cour suprême anticipe parfois le mouvement. Refusant une approche trop internaliste, les juges se tournent désormais vers les sciences sociales pour défendre des jugements ancrés dans le réel (c’est le «legal realism»). La plus importante décision du XXe siècle, Brown v. Board of Education of Topeka (1954), est basée sur la psychologie pour dénoncer les ravages de la ségrégation. Lorsque la jeune étudiante, Ruth Bader, se tourne vers le droit en 1956 au sein de la prestigieuse université Harvard, elle adhère pleinement à cette vision d’un droit tourné vers le réel et les gens ordinaires.

Chasse aux discriminations cachées

Si des batailles ont été déjà gagnées, la brillante diplômée pense qu’il reste encore beaucoup à faire. Elle s’intéresse particulièrement aux discrètes discriminations genrées et matrimoniales, cachées dans les décisions de justice. En 1972, elle gagne une première affaire importante en aidant un célibataire, Charles E. Moritz, qui ne pouvait bénéficier d’exemptions fiscales pour venir en aide à sa mère malade en raison de son statut matrimonial. Pourquoi la loi fiscale discrimine-t-elle ainsi les individus sur la base de leur (non) mariage ? La décision contraint le droit fiscal à s’adapter à la transformation en cours de la famille contemporaine et à admettre une égalité pour toutes les situations familiales.

Ruth Bader Ginsburg fait alors de la défense la famille contemporaine le cœur de son combat juridique. Sans aucun doute, cette femme, ayant beaucoup de mal à conjuguer vie familiale et une intense vie professionnelle, est particulièrement sensible à ses aspects très concrets. Devenue mère très jeune, elle achève ses études avec sa fille à la maison, et doit jongler avec des emplois du temps très compliqués. La maladie de son mari, diagnostiquée alors qu’il est encore jeune, ajoute à la difficulté quotidienne. Toujours au début de sa carrière, un passage dans une agence de la sécurité sociale l’a également familiarisé avec le droit social et l’existence de privilèges liés au statut matrimonial des personnes. Sa vie personnelle et ses premiers pas professionnels l’ont donc conduite à porter un regard acéré sur la famille contemporaine, ses difficultés concrètes, ses vulnérabilités médicales et ses inégalités statutaires.

Montée en puissance des juristes conservateurs

Pour Ginsburg, le droit a un train de retard. Il a été pensé pour un réel qui a disparu : la famille traditionnelle, unie par les liens du mariage, où l’homme travaille et la femme s’occupe sagement des enfants à la maison. Cette conception figée a volé en éclats dans les années 1960 : les femmes travaillent désormais; les couples ne se marient plus ou divorcent; les célibataires sont de plus en plus nombreux. Nommée en 1993 à la Cour suprême, elle n’a de cesse de mieux articuler le droit à la famille contemporaine dans sa diversité et sa complexité. Un de ses combats majeurs est l’égalité salariale entre hommes et femmes. En ce sens, elle inspire au président Barack Obama une loi, votée en 2008, pour faciliter la contestation des femmes en cas d’inégalité salariale avérée.

Cette défense de la famille moderne lui vaut beaucoup d’ennemis dans une Amérique de plus en plus conservatrice. A l’instar de beaucoup de femmes de sa génération, Ginsburg voit monter le mouvement conservateur comme une menace pour les conquêtes féministes durement acquises. Au début des années 1970, elle assiste à l’échec de la bataille constitutionnelle pour l’égalité entre hommes et femmes à cause de la mobilisation de Phyllis Schlafly, une militante conservatrice opposée à une telle égalité. Comme juriste, elle observe avec inquiétude la montée en puissance des juristes conservateurs dans les facultés de droit et les tribunaux. Les avancées du XXe siècle sont menacées et peuvent trouver des alliés favorables à leur disparition dans les Cours inférieures avant peut-être un basculement de la Cour suprême. La mort de Ginsburg en pleine campagne électorale permet à cette opposition de se transformer en débat public et politique. Avec l’assentiment de Trump, les conservateurs espèrent la remplacer par un juge plus favorable à leur défense de la famille éternelle. C’est donc le combat d’une vie qui se joue en ce moment aux Etats-Unis : un droit de la famille adapté aux mutations de la famille contemporaine et à ses vulnérabilités. Ou pas.

Romain Huret, historien des Etats-Unis, directeur d’études à l’EHESS

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