Achille en Irak

Le 18 mars Le 18 mars 2003, on pouvait lire dans le New York Times le passage suivant: «Nous sommes à Troie, en Turquie. Ici, tout est tranquille sur les décombres du site présumé de l’ancienne Troie. Aucun touriste pour regarder d’un air hébété l’endroit où Achille a percé la gorge d’Hector, les hauts murs de pierre sur lesquels le roi Priam s’est arraché les cheveux, la porte qui montre encore les signes de son élargissement, destiné, semble-t-il, à laisser passer un objet inhabituellement imposant, comme, par exemple, un immense cheval de bois. Soudain, dans un grondement, deux jets de combat strient le ciel, créant comme un collage entre l’un des premiers champs de bataille du monde et le dernier en date, situé non loin, au sud-est, en Irak. Les instruments de guerre ont fortement changé en 3200 ans, mais pas les hommes; pour cette raison, l’ Iliade d’Homère, même si elle semble ne pas être historiquement exacte, dégage un sentiment de profonde vérité morale, celle de la plus grande histoire de guerre jamais contée.»

Cette citation ouvre une chronique de Nicholas D. Kristof, qui s’est positionné contre la guerre en Irak dès le début du conflit. Elle fait partie des centaines d’articles qui contiennent le mot «Iliade» répertoriés par les moteurs de recherche spécialisés sur 387 quotidiens américains entre 1990 et 2007. Le New York Times à lui seul en répertorie 532, ce qui correspond à une moyenne de presque deux articles par mois mentionnant l’Iliade.

Il y a dans ces chiffres une constance frappante, surtout si l’on considère, de manière basique, la vocation d’un journal, qui est de décrire et de commenter l’actualité: qu’y a-t-il d’actuel dans l’Iliade qui justifie ces mentions?

Cette œuvre y est utilisée comme métaphore, voire comme un syntagme proverbial. On la mentionne non pas pour parler de la guerre de Troie, mais pour convoquer ce que l’Iliade représente dans l’imaginaire collectif. Aux Etats-Unis, l’Iliade a acquis un statut de vérité universelle, porteuse d’un sens général connu de tous. Chacun la convoque selon son bon vouloir, même si le contenu de l’Iliade n’est jamais le sujet de ces articles.

Pour beaucoup, l ’Iliade a acquis au cours des siècles le statut d’œuvre totale, dont on dit même qu’elle contient en germe la narration du monde occidental. Mais surtout, c’est en tant que récit de guerre qu’elle est vue comme une œuvre totalisante. James Tatum, dans son ouvrage The Mourner’s song, portant sur la commémoration des morts depuis l’Iliade jusqu’au Vietnam, disait: «L’Iliade semble dire tout ce qu’il y a à dire sur la guerre.»

Mais si les événements de la guerre de Troie, historiques ou non, sont ainsi l’objet de comparaisons tendant à rapprocher le présent du passé, une autre tendance se concentre sur l’Iliade en tant qu’œuvre artistique, dont la dimension morale mérite d’être rappelée et prise en considération.

Ainsi, l’importante plus-value de ces parallélismes est la leçon que l’on peut tirer après coup de cette mise en perspective, où le présent est éclairé par les enseignements du passé – en tout cas du passé mythique transmis par une œuvre artistique. Et c’est là, au niveau moral, que le présent est jugé décadent par rapport aux leçons que nous avons oubliées, et qu’une œuvre comme l’ Iliade est susceptible de nous apporter.

Un article de James P. Pinkerton dans le Spokesman Review de Washington, en 2004, donne un éclairage intéressant sur les raisons qui poussent l’homme à se battre, encore et toujours. «Quelque part, le fantôme d’Achille contemple ce carnage au nom de l’honneur et applaudit. Comme il dit dans l’Iliade: «Il meurt en se battant pour la patrie – Aucun déshonneur en cela!»

»C’est le marché que la guerre fait avec les hommes: Si tu combats, tu resteras dans les mémoires – de ton propre camp, au moins – pour t’être battu pour l’honneur. Peut-être même un barde célébrera-t-il tes faits héroïques. C’est un deal qui pousse les hommes à se battre depuis 3000 ans, et il n’y a pas de raison de penser que ça ne continuera pas pour les 3000 prochaines années – ou pour le temps, quel qu’il soit, que l’homme a encore sur terre.»

Il est frappant de constater la position qu’Achille occupe dans cet article: celle du saint patron de nos guerres modernes, qui leur donne sa bénédiction, et même se réjouit qu’elles aient lieu («il applaudit»). Pourquoi? Car elles semblent avoir la même origine que les guerres antiques: la recherche de l’honneur à travers le combat. La comparaison fait un pas de plus, ne s’attache plus seulement aux faits, mais aux raisons.

Il y a un sentiment – ou un trait de caractère – fortement réprouvé dans l’Iliade: l’hubris, autrement dit l’orgueil, l’impulsion de s’élever au-dessus de ce que l’on est. Cet élément est plusieurs fois mentionné dans les articles comme étant l’une des tares majeures de l’Amérique contemporaine. Qu’il s’agisse de l’invasion de l’Irak avec de mauvais prétextes, ou, dans un autre registre, des faibles mesures de préparation prises face à l’ouragan Katrina, les journalistes accusent leur gouvernement de se croire invincible. En conséquence, l’Amérique acquiert ainsi à l’étranger l’image dégradante d’une nation prétentieuse et hautaine. Son comportement s’est retourné contre elle-même, comme le dit bien Nicholas D. Kristof: «L’orgueil (le même problème qu’avait Achille) a engendré davantage d’anti-américanisme qu’Al-Qaida ne l’a jamais fait.»

Il est ainsi conseillé d’écouter les avis de prudence et de modération, de prendre en compte les opinions opposées et de peser le pour et le contre pour chaque point. L’Amérique a attaqué l’Irak sans se poser de questions, malgré les innombrables Cassandres du monde entier qui ont réprouvé cette action et prévenu des conséquences. L’avertissement vient ici davantage des Troyens que des Grecs: en effet, le peuple de Troie n’a pas écouté les appels de Cassandre et a vu sa ville rasée jusqu’à la dernière pierre.

Un article de journal est un support extrêmement court et ne permet pas de développer une analyse rigoureuse. Pour cette raison, les journalistes puisent dans l’Iliade juste ce dont ils ont besoin pour étayer leur propos, mais ne cherchent jamais à ériger un système général. Plutôt donc qu’une véritable théorie de l’application de l’Iliade sur la guerre en Irak, ce sont de petits détails, des points de réflexion qui nous sont offerts. Ils permettent d’évaluer la position de cette œuvre au sein d’un imaginaire collectif dont ils sont l’un des pivots clés: nourris par cet imaginaire au travers de l’actualité, ils peuvent contribuer à le façonner à leur tour à travers leurs articles.

J e ne prétends pas saisir toutes les implications d’un pareil phénomène, presque uniquement américain. Homère interpelle également les auteurs européens, mais c’est davantage l’ Odyssée qui intéresse chez nous. Et pas de cette manière, pas dans cette extravagante ouverture au grand public.

Il est un paramètre important, propre aux Etats-Unis, qui lie directement l’Iliade à l’importante question de la démocratisation du savoir et de son rapport aux cultures populaires. Dans sa contribution au recueil Homer in the Twentieth Century, le professeur Seth Schein met en avant l’importance d’un phénomène bien précis: les cours sur les grandes œuvres donnés à l’université.

Ces cours sont une spécificité américaine. Ils consistent la plupart du temps à tracer une histoire généalogique des «plus grandes œuvres de l’histoire», dans un dessein quasiment téléologique impliquant que notre civilisation occidentale représente l’aboutissement vers lequel cette évolution n’a jamais cessé de tendre.

Or, la première place – la première étape – dans cette évolution présumée revient généralement à l’Iliade, suivie de près par l’Odyssée. Les auteurs suivants inclus dans la chaîne peuvent varier, mais à son origine trône immanquablement Homère. Ainsi, jamais on n’a autant lu Homère qu’aux XXe et XXIe siècles aux Etats-Unis. Des étudiants de tous domaines et de toutes origines suivent ces cours, où leur est inculquée, avec une rigueur parfois toute relative, la valeur fondatrice de l’Iliade et de l’Odyssée. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant qu’une certaine image de l’Iliade se soit transmise à toutes les couches de la population, désormais «prête» à se divertir aux côtés d’Achille ou à réfléchir sur la guerre en compagnie d’Ulysse.

Le peuple américain est imprégné par l’Iliade d’une façon qui nous est totalement étrangère. A partir de là, il paraît cohérent, lorsque le pays entre en guerre, que les commentateurs, quels qu’ils soient, se tournent vers l’œuvre fondatrice dont tous leurs concitoyens ont entendu parler.

Gaël Grobéty, doctorant à l’Université de Lausanne. Ce texte est un extrait, adapté par nous, d’une conférence tenue sous l’égide de l’Association des Amitiés gréco-suisses, le 28 janvier à Lausanne.