Adieu au miracle espagnol

La crise économique espagnole n'est pas espagnole, elle est européenne. Elle n'est pas économique mais politique. L'Europe doit se décider une fois pour toutes : veut-elle s'unir ou préfère-t-elle retourner à ses sempiternels affrontemets ? Les crises espagnole, chypriote, grecque, etc., ne sont que des épiphénomènes, des minicrises dans la grande. Va-t-on une bonne fois pour toutes en assumer les conséquences ? Il faut choisir.

L'Europe a produit quantité d'utopies politiques sinistres, de paradis théoriques convertis en enfers pratiques, mais une seule utopie politique raisonnable : l'Europe unie. Nous avons tendance à l'oublier. Le sport européen par excellence n'est pas le football, mais la guerre.

Au cours du dernier millénaire, les Européens se sont entre-tués sans s'accorder un seul mois de trêve : guerre de Cent Ans, guerres civiles ou religieuses, guerres ethniques, guerres mondiales qui n'étaient en réalité que des guerres européennes déguisées. Et, après la boucherie sans équivalent de la dernière Grande Guerre européenne, quelques hommes sensés ont décidé que ça suffisait comme ça.

CONVICTION QUE LE PROBLÈME EST RÉSOLU

En conséquence de quoi nous sommes les premiers Européens à ne pas avoir connu de conflit entre puissances européennes. D'où la conviction de certains que le problème est résolu.

Je ne suis pas de cet avis : en Europe, la norme n'est pas la paix, mais la guerre. Il suffirait que resurgissent des désaccords suffisamment violents pour que refleurisse le nationalisme qui a été la principale raison, la bannière et le carburant de toutes les guerres. Rien que pour en finir avec tout ça, une Europe unie vaut la peine.

Et ce n'est pas tout. Pendant des siècles, l'Europe a été le centre du monde. Aujourd'hui, si on la prend pays par pays, elle pèse de moins en moins lourd, contrairement à la Chine, à l'Inde ou au Brésil. Seuls, on ne cessera de s'affaiblir. Notre pouvoir politique, encore considérable, est annulé par notre incapacité à agir de concert.

Nous avons presque oublié qu'il y a une dizaine d'années, juste après le lancement de l'euro, en 1999, alors que se préparaient la Constitution européenne et l'élargissement de l'UE, l'Europe unie s'annonçait comme la grande puissance mondiale du XXIe siècle, la seule capable de contrecarrer la Chine ou les Etats-Unis. Comme l'a écrit le philosophe allemand Jürgen Habermas : "La "démocratie d'un seul pays" n'est plus à même de se défendre contre les injonctions d'un capitalisme forcené, qui franchissent, elles, les frontières nationales."

Autrement dit, seule une Europe unie pourra s'imposer et préserver une culture et une forme d'organisation politique qui ont permis mieux qu'ailleurs de conjuguer liberté, égalité et justice sociale. Dans le fond, ce qui est en jeu, c'est de savoir si nos fils vivront comme des Européens ou travailleront comme des Chinois.

UNE DÉMOCRATIE FAIBLE ET DÉCEVANTE

Même si elle n'est qu'un épiphénomène, la crise espagnole a aussi ses caractéristiques. A l'heure actuelle, l'Espagne souffre de nombreux problèmes mais, si je devais en isoler un seul, je choisirais les partis politiques ou, plutôt, la domination quasi absolue qu'ils exercent sur la vie publique.

L'Espagne est moins une démocratie qu'une partitocratie. Ou plutôt l'Espagne est une démocratie faible et décevante, parce que c'est un régime des partis. Et cela remonte à loin.

Dans les années 1970, quand la dictature a cédé la place à la démocratie, les partis étaient inexistants, ou alors fragiles et épuisés par un demi-siècle de clandestinité. Une des principales préoccupations de nos pères fondateurs fut de créer des partis forts et cela se comprend, c'était indispensable : les partis ne sont-ils pas le seul relais efficace des préoccupations et des aspirations des gens ? Sans eux, il n'y a pas de démocratie réelle.

Malheureusement, dès le milieu des années 1980, alors que la démocratie était bien établie et que l'on entamait un cycle de prospérité d'une vingtaine d'années qui nous semblait devoir durer toujours, les partis ont débordé et tout envahi : la justice, les caisses d'épargne, les commissions réglementaires des marchés et la Cour des comptes, chargée d'examiner leur financement ainsi que celui des syndicats.

Ils ont contrôlé une infinité d'organismes publics et semi-publics, tissé un réseau de relations personnelles, visant à établir une domination totale sociale, et promulgué des lois qui n'ont fait que resserrer cette toile d'araignée. Incapables de poser des limites à la rapacité propre au pouvoir, ils ont fini par tout coloniser.

Ce n'est pas tout. Au cours de ces trente-cinq années de démocratie, les partis se sont convertis en foyers permanents de corruption, en clubs fermés au fonctionnement antidémocratique, dominés par des directions autoritaires encourageant la servilité, punissant la dissidence, cooptant leurs membres sans prendre en compte les compétences requises.

LE "MOUVEMENT DES INDIGNÉS"

Et maintenant comment les partis vont-ils assumer les fonctions qui leur ont été confiées ? Comment vont-ils attirer les meilleurs et les plus généreux plutôt que les petits malins et les profiteurs ? Comment corrigeront-ils, aux yeux du peuple, l'image qu'ils ont forgée d'eux-mêmes comme des organisations lointaines, closes sur elles-mêmes et à la réputation douteuse ?

Le succès du 15 M, le "mouvement des indignés", peut s'expliquer par la tentative de desserrer les sangles de la "partitocracie". Non, le 15 M ne visait pas à casser la démocratie, comme le prétendent ceux qui en ont fait un épouvantail. Les "indignés" voulaient une démocratie moins délétère, plus forte, plus ancrée dans la réalité. Ils ont donné corps à une grande espérance dont j'ignore ce qu'il adviendra exactement.

Voilà où nous en sommes. Et, le pire, c'est que les partis représentent à la fois le problème et la solution. Ils sont les seuls capables de limiter leurs pouvoirs, de se financer proprement, de démocratiser leur gouvernance, d'endiguer la corruption, le sectarisme, le corporatisme, de s'ouvrir aux citoyens et d'ouvrir la voie à l'excellence, non à la médiocrité. Une tâche ardue.

Les partis espagnols doivent comprendre que la foi des gens dans la démocratie en dépend. Et, si vous me permettez de paraphraser l'écrivain britannique G.K. Chesterton à propos de Dieu, quand les gens ne croient plus à la démocratie, ce n'est pas qu'ils croient en rien, c'est qu'ils croient à n'importe quoi.

Vous vous rappelez le "miracle espagnol" ? C'est la presse internationale qui a inventé cette expression. L'idée était plus ou moins la suivante : l'Espagne sortait de quarante ans de dictature, elle avait mis en place une démocratie et entrait dans l'âge d'or grâce à une explosion de talents, d'énergie et de créativité longtemps réprimés.

En ce qui concerne l'économie, c'était clair : depuis le milieu des années 1990, l'Espagne était une des locomotives européennes. Pendant une quinzaine d'années, elle a flirté avec une croissance de 4 % du PIB et, en 2006, le revenu par habitant était supérieur à celui de l'Italie.

LE PROTOTYPE D'UNE GAUCHE ENFIN RÉNOVÉE

Il y avait aussi un miracle politique. Après trente ans de démocratie, la plus longue période de liberté de l'histoire moderne du pays, pour certains secteurs de la gauche européenne le président Zapatero représentait le prototype d'une gauche enfin rénovée, un homme d'Etat de stature internationale, bref, un mélange de Périclès et de Mère Teresa.

Nous ne manquions de rien ni de personne : nous avions Rafa Nadal pour le tennis, le Barça pour le football, Ferran Adrià pour la cuisine, Pedro Almodóvar pour le cinéma et même le juge Garzón rendant la justice de par le monde.

Maintenant, c'est tout le contraire, le miracle espagnol s'est évanoui et il ne reste plus qu'un champ de ruines. L'économie était un fantasme issu de la double illusion immobilière et consumériste. Le secteur de l'immobilier s'est effondré, la consommation aussi et la croissance est au point mort, sauf en ce qui concerne le chômage et la dette. Zapatero est un fantôme du passé, ingénu et trop optimiste, l'Espagne un pays à peine démocratique, incapable d'affronter son histoire et qui ne parviendra jamais à surmonter le franquisme.

La preuve, c'est qu'un juge irréprochable comme Garzón a été destitué pour avoir tenté d'enquêter sur les crimes du franquisme. Et, pour comble de malheur, Nadal a été battu par Djokovic, le Barça humilié par le Bayern, Ferran Adrià a pris des grandes vacances et le dernier film d'Almodóvar s'appelle Les Amants passagers.

L'ESPAGNE VIVAIT SOUS UNE DICTATURE ABJECTE

Naturellement, ces deux versions de l'Espagne sont fausses. Elles contiennent des vérités, mais mêlées à des mensonges, ce qui est la pire manière de mentir. Nous n'avons jamais été ni aussi merveilleux ni aussi nuls. En tout cas, une chose est certaine : les trente et quelques années qui viennent de s'écouler ont été à tous points de vue les meilleures de l'histoire de l'Espagne moderne.

Tout le monde y a travaillé, il n'y a pas eu de miracle. Dans les années 1970, l'Espagne était un pays du tiers-monde qui vivait sous une dictature abjecte dont il semblait impossible de se débarrasser à moins d'une nouvelle guerre civile.

Maintenant, c'est un pays démocratique qui a enfin réussi à réaliser le rêve de tous les progressistes espagnols depuis deux siècles et demi : s'intégrer à l'Europe.

Cela signifie qu'il sera beaucoup plus facile pour l'Espagne de s'en sortir aujourd'hui qu'il y a trente ans. Regardons la réalité en face : tout dépendra, comme je l'ai expliqué, des partis politiques, mais surtout de nous-mêmes.

Par Javier Cercas, ecrivain, professeur de littérature à l'université de Gérone. Traduit de l'espagnol par Hélène Prouteau.

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