Il n'est pas une semaine sans que de nombreux médias français et européens ne relaient des positions pessimistes voire défaitistes sur notre engagement et celui de la coalition en Afghanistan. "Nous n'arriverons jamais à stabiliser ce pays, nos soldats meurent pour rien, il faut se retirer tout de suite, en 2011 ou, au pire, en 2012", disent-ils.
Pourtant, ces positions d'une majorité de notre "intelligentsia" ne sont pas sans paradoxes. En effet, comment peuvent-ils prôner la défense des valeurs démocratiques et humanistes de part le monde – beaucoup sont en faveur d'un devoir d'ingérence lorsque ces valeurs sont violemment bafouées – tout en appelant à un abandon de la majorité de la population afghane, élites libérales comprises, aux Talibans ? Comment peuvent-ils continuer à stigmatiser l'attitude de nos dirigeants et de beaucoup de nos intellectuels pendant les années 1930 tout en prônant, indirectement au moins, l'apaisement avec un nouveau totalitarisme, vert cette fois ? Leurs aînés, eux, bénéficiaient de véritables circonstances atténuantes : proximité de l'hécatombe de 1914-1918, tergiversations britanniques jusqu'en 1939, la France en première ligne avec seulement 300 km de "profondeur stratégique". Enfin, dernier paradoxe et non des moindres pour des avocats du droit international, la France intervient en Afghanistan aux côtés de 40 nations parmi lesquelles 25 des 27 pays de l'Union européenne, à la demande des autorités afghanes et sous mandat de l'ONU. On peut difficilement faire mieux en termes de légalité et de légitimité.
Par ailleurs, beaucoup de ces élites, censées stimuler la réflexion et l'esprit critique chez les citoyens, font preuve d'un esprit candide assez surprenant, voire d'une forme d'aveuglement, quant au dossier afghan. Pensent-ils réellement que le gouvernement Karzaï tiendra longtemps si nous partons dans les mois à venir ? Imaginent-ils nos ennemis d'Asie centrale prêts à signer un traité de paix dans une nouvelle galerie des glaces ? Pensent-ils sérieusement que le jihad anti-occidental cessera ? Comment les gouvernements arabo-musulmans en lutte chez eux contre l'intégrisme islamique ne seraient-ils pas déstabilisés et décrédibilisés aux yeux de leurs propres opinions publiques en cas de défaite des grandes puissances libérales ? On s'émeut aujourd'hui à juste titre de la lapidation possible d'une femme en Iran, mais combien compterons-nous de Sakineh Mohammadi si nous quittons précipitamment l'Afghanistan ? Quelle sera notre crédibilité vis-à-vis des populations locales lors de nos prochaines interventions dans des Etats faillis ?
Ce manque de recul sur les conséquences d'un retrait est d'autant plus surprenant que la situation est beaucoup plus mitigée que sa transcription dans les médias. Pour preuve, et selon la Banque mondiale, la mortalité chez les moins de 5 ans a diminué de 26 % depuis 2001, ce qui représente plus de 80 000 vies sauvées chaque année. Selon le docteur Benjamin Loevinsohn, spécialiste de la santé publique et chef d'équipe des projets sanitaires de cette organisation en Afghanistan, "les améliorations en termes de qualité et d'accès aux services de santé en Afghanistan sont, depuis 2002, vraiment exceptionnelles. Le nombre de centres médicaux opérationnels a triplé et le nombre de consultations externes a quasiment été multiplié par quatre". Les progrès sont également exceptionnels dans le domaine de l'éducation… Cependant, il est vrai qu'il est plus "vendeur", là comme ailleurs, d'annoncer les "trains en retard". Peut-être également qu'un journaliste revenant de Kaboul avec des bonnes nouvelles est régulièrement soupçonné par ses pairs d'être victime d'un syndrome de Stockholm au bénéfice des militaires.
Dans ce concert de mauvaises nouvelles voire de défaitisme, le courage et la lucidité viennent aujourd'hui de quelques personnalités isolées. Ainsi, l'ancien ministre deS AFFAires étrangères allemand, Joschka Fisher, déclarait dans un grand quotidien français en mars 2009 : "Si les Etats-Unis et l'OTAN abandonnent l'Afghanistan sans avoir au préalable établi un minimum de stabilité régionale, le danger islamiste renaîtra rapidement, encore plus menaçant que dans les années 1990". Hélas, l'avis de ces hommes et de ces femmes est peu relayé.
En fait, plutôt que d'envoyer des messages pessimistes qui sont autant d'incitations pour nos adversaires à poursuivre leur "manœuvre par la lassitude, il conviendrait d'enrichir le véritable débat qui est celui de la meilleure stratégie à suivre pour stabiliser l'Afghanistan au bénéfice de son peuple, de nos intérêts et de notre crédibilité. Un soutien massif de nos élites sur les motifs de notre intervention avec, parallèlement, un débat riche sur le "comment" sortir du conflit afghan sans compromettre l'avenir et sans lâcheté auraient le mérite d'éclairer nos concitoyens. Dans cette dialectique des volontés qui nous oppose à nos adversaires idéologiques d'aujourd'hui, l'engagement et l'esprit de sacrifice des seuls militaires ne suffiront pas.
Des questions essentielles sont ainsi trop souvent absentes de débats. La conférence de Londres a déterminé une nouvelle stratégie, l'"afghanisation" du conflit, autrement dit remettre progressivement aux autorités locales la gestion de la sécurité, puis du pays de façon générale. Si cette stratégie semble opportune, comment peut-elle être officiellement adossée à un calendrier précis de retrait ? Autant demander clairement aux insurgés de "jouer la montre", voire de nous accorder un délai de clémence à l'image des accords de Paris de 1973 mettant fin au conflit vietnamien, accords où Kissinger avait obtenu un répit de deux ans avant l'assaut final sur le Vietnam du Sud. Enfin, comment envisager un Afghanistan stable sans la participation active en ce sens du Pakistan. Tant qu'Islamabad verra l'Inde comme son véritable ennemi et non les Talibans et leurs alliés d'Al Qaida, il n'aura pas intérêt à voir émerger un Afghanistan souverain, synonyme d'absence de profondeur stratégique à l'Ouest en cas de conflit avec New-Delhi. L'antagonisme indo-pakistanais apparaît donc au centre de l'équation.
"L'esprit de Munich est une maladie de la volonté chez les peuples nantis. Un état d'âme permanent chez ceux qui se sont abandonnés à la poursuite de la prospérité à tout prix, ceux pour qui le bien-être matériel est devenu le but principal de leur vie sur terre […] Le prix de la lâcheté est toujours le mal. Nous ne récolterons la victoire que si nous avons le courage de faire des sacrifices", affirmait Alexandre Soljenitsyne dans un discours de 1972, période pendant laquelle nombre de nos intellectuels faisaient preuve d'une grande tolérance vis-à-vis d'un autre totalitarisme.
A l'heure où Oussama Ben Laden menace explicitement et directement la France, face à tous ceux qui ne déposeront jamais les armes contre notre modèle de société qu'ils exècrent, faisons preuve de courage moral afin de ne pas leur abandonner le peuple afghan et d'autres. Comme l'affirme la députée néerlandaise d'origine musulmane Ayaan Hirsi Ali, "notre civilisation n'est pas indestructible : elle doit être activement défendue".
Patrice Huiban