Afrique du Sud : la réconciliation à quel prix?

Kalukwe Mawila est une victime en colère. Venue témoigner à la commission Vérité et Réconciliation (CVR) sud-africaine en 1996, elle a vu ses anciens bourreaux amnistiés et n'a jamais reçu un seul rand du gouvernement. "L'apartheid était mauvais, dit-elle, mais ce qui me met encore plus en colère, c'est qu'ils m'ont forcé à pardonner."

Dans la boîte à outils qu'est devenue la "justice transitionnelle", c'est-à-dire l'ensemble des mécanismes juridiques, sociaux et politiques censés permettre à une société d'affronter son passé, les commissions vérité sont l'une des mesures les plus adoptées depuis ces dix dernières années. A cet égard, la CVR sud-africaine est souvent considérée comme un modèle de réconciliation juste et durable. Selon le mandat qui lui fut attribué, elle était en effet censée non seulement établir la vérité sur plus de cinquante années de violations massives des droits humains, mais également amnistier les bourreaux repentants et offrir aux victimes une plate-forme de reconnaissance publique en leur promettant, par la mise en récit de leurs souffrances, de guérir psychologiquement.

Les victimes furent ainsi invitées à témoigner publiquement, souvent en face-à-face direct avec leurs bourreaux. La politique d'amnistie était sans doute l'invention la plus originale du projet : conditionnelle, elle dépendait de la révélation publique, par les bourreaux eux-mêmes, de leurs torts. La CVR justifia sa politique d'amnistie d'un point de vue hautement moral, redéfinissant la justice elle-même comme "reconstructive" et non plus strictement pénale. Il devait s'agir de reconstruire les relations brisées, d'écouter le vécu de chacun dans un effort commun de compassion et de réceptivité. La théologie de l'ubuntu africain, combinée aux valeurs chrétiennes incarnées notamment par Mgr Tutu, venait soutenir ce discours empathique selon lequel "je suis parce que nous sommes". La commission fut ainsi chargée d'accomplir "le sacrement civique du pardon", estime Kader Asmal, ancien membre de la CVR. La voix des victimes, marginalisée pendant si longtemps, était enfin autorisée dans l'espace public. "La CVR était avant tout un acte symbolique, estime ainsi Fanie du Toit, directeur de l'Institut pour la justice et la réconciliation. Il s'agissait de marquer une pause dans la transition, de prendre le temps d'écouter le récit des victimes pour créer les bases morales de notre nouvelle société."

Pourtant, en dépit de ce noble programme, les effets concrets de la CVR furent d'emblée limités. Pis, il semble que la lecture qu'elle offrit du passé continue d'affecter la société sud-africaine jusqu'à aujourd'hui. En effet, l'esprit empathique et "réconciliateur" de la CVR alla largement à l'encontre du droit des victimes, désormais internationalement reconnu, à obtenir réparation pour les torts subis dans le passé. Une lecture approfondie des témoignages de certaines victimes montre que beaucoup réclamaient en fait la justice en son sens plus "traditionnel" : la punition, plus que le pardon.

Mais la voix de ces individus en colère fut systématiquement marginalisée par le rapport final de la CVR. Frustrées de voir leurs bourreaux innocentés, certaines associations de victimes se sont donc battues, depuis plus de dix ans, pour la réouverture de certains grands procès et l'abolition du principe d'amnistie. Dans une certaine mesure, la récurrence de ces demandes de justice reflète non seulement l'incapacité de la CVR à accomplir sa mission réconciliatrice, mais aussi, peut être, sa responsabilité dans cet échec. Elle témoigne des plaies toujours ouvertes des Sud-Africains et montre que, économiquement du moins, l'Afrique du Sud est encore un pays "en transition". Beaucoup de victimes attendent encore les réparations tant promises. La CVR avait en effet recommandé un paiement de 120 000 rands par victime, ainsi qu'un accès favorisé aux services publics. Mais le gouvernement a tardé à faire ces paiements dont il a, au fil des années, réduit significativement le montant. Etant donné la politique fiscale conservatrice du gouvernement actuel, il est peu probable que cette situation change. Voilà pourquoi les procès qui s'ouvrent à New York sont la seule chance pour les victimes de voir leurs demandes de justice aboutir.

Mais pourquoi ces facteurs économiques n'ont-ils pas été adressées plus tôt par la CVR ? L'une des raisons de cette absence semble être l'interprétation même de l'apartheid qu'elle a fournie. Se concentrant exclusivement sur les violations des droits civils et politiques, elle n'a pas su adresser son caractère structurel et endémique, c'est-à-dire les causes socio-économiques de la violence. Dans la grande catharsis publique que fut la CVR, on écouta principalement des récits tragiques d'assassinats, d'enlèvements et de torture. Le fait que ces histoires soient passées au premier plan n'est pas surprenant : ces persécutions sont les plus visibles, les plus marquantes. Il était certes important de les reconnaître dans l'espace public, mais pour que la reconnaissance de ces violations fasse réellement sens, la CVR aurait dû les inscrire dans le contexte plus général du système économique et légal qui les a rendues possibles. L'oubli de ce contexte a fait qu'au final la vérité relatée dans les six volumes du rapport de la CVR est surtout descriptive, mais demeure totalement silencieuse sur le pourquoi de ces actes. Le racisme en tant que tel n'est pas proprement analysé : l'apartheid était-il une idéologie fondée sur la conviction de l'infériorité naturelle des Noirs ? Ou bien n'était-il pas plutôt un discours légitimant la domination économique des Blancs et l'exploitation sociale de la majorité ? Au final, l'apartheid fut défini essentiellement comme un préjudice d'ordre moral, et non économique ou pragmatique. La violence fut ainsi dé-contextualisée, présentée comme le résultat des décisions individuelles de quelques individus malfaisants, et non comme l'intention et la raison d'être même du système tout entier. Pourtant, les violences physiques n'étaient pas "gratuites" : elles étaient commises en vue de maintenir ce système d'exploitation économique. Comme le souligne Mahmood Mamdani, l'erreur fondamentale de la CVR est d'avoir reposé sur une comparaison fallacieuse entre l'Afrique du Sud et l'Holocauste – "l'Auschwitz d'Afrique" -, insistant sur la seule relation entre bourreaux et victimes au lieu de regarder, plus largement, du côté de ses nombreux "bénéficiaires" anonymes. Un tel changement de perspective aurait impliqué de modifier notre définition même des "victimes" : non plus seulement les militants persécutés en exil ou en prison, mais aussi, et surtout, la masse des individus dont les vies furent brisées par ce réseau de violations quotidiennes qu'était l'apartheid – déplacement forcés, terres spoliées, passeport intérieur, familles brisées. "Les victimes définies dans leur relation à ces bénéficiaires représentent pratiquement toute la société", estime ainsi M. Mamdani. Penser le mal en terme social et non plus strictement individuel aurait donc impliqué que justice soit faite en terme de réformes structurelles et à long terme du système dans son ensemble.

En passant sous silence la question des bénéficiaires, la CVR épargna également aux Sud-Africains blancs de faire leur propre examen de conscience : dans quelle mesure en effet n'étaient-ils pas tous, d'une certaine manière, complices du régime ? N'avaient-ils pas bénéficié des privilèges que leur donnait le système ? Si la CVR offrit aux bourreaux repentants l'occasion d'avouer leurs crimes, jamais elle ne permit à la population blanche d'admettre que sa situation, encore aujourd'hui si privilégiée, fut obtenue aux dépens de la majorité. "Quand l'apartheid se termina, c'était comme si, soudainement, personne n'avait jamais voté pour le Parti national", estime ainsi Richard Records, du Centre pour l'étude de la violence et de la réconciliation. Lavés de tout soupçon, les Blancs d'aujourd'hui ont encore du mal à admettre que les inégalités actuelles sont le résultat, même indirect, de leurs actions passées. "Le refrain courant dans les communautés blanches sud-africaines, selon lequel personne n'est réellement responsable, et que, d'une curieuse manière, le système s'est construit tout seul, est sans nul doute l'une des conséquences les plus ironiques, les plus inattendues, de la lecture du passé fournie par la CVR", considère ainsi Déborah Posel, de l'université du Witwaterstrand.

Au regard de ces limitations, il est surprenant que la CVR soit encore tant citée comme modèle de "justice transitionnelle" dans le monde. Le Kenya, le Togo et le Zimbabwe, qui ont récemment fait part de leur intention de créer une commission semblable, devraient étudier plus attentivement les limites de ce modèle et tâcher d'en tirer des leçons. Car si les commissions créées dans ces pays se concentrent elles aussi uniquement sur les violences politiques, sans prendre en compte le contexte socio-économique plus large qui les a rendu possibles, elles sont très certainement vouées au même échec.

Kora Andrieu, chargée d'enseignement "justice transitionnelle " à Sciences Po Paris, allocataire de recherche à la Sorbonne-Paris IV.