Ajouter enfin le crime d’agression aux compétences de la CPI

Le Statut de Rome, par lequel la Cour pénale internationale (CPI) a été créée avec pour objectif de mettre un terme à l’impunité pour les auteurs de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, doit être révisé au cours d’une conférence internationale qui réunira les 111 Etats parties au Statut, les autres Etats invités, l’ONU et des centaines d’ONG, à Kampala (Ouganda).

L’objectif premier de cette Conférence de révision est de parvenir à une définition du crime d’agression, qui figure dans la liste des crimes établie à Rome en 1998, mais pour lequel aucun accord n’avait été trouvé pour en définir les éléments constitutifs. C’est un cas particulier que l’agression, à plusieurs titres, et les projets de définition qui sont discutés depuis lundi jusqu’au 11 juin 2010 comportent quelques éléments délicats. Ce sont ces éléments qui ont conduit, dans ces colonnes (LT du 27.05.10), Richard Goldstone à présenter cette réforme comme périlleuse, risquant de politiser la CPI au point de mettre en péril son avenir. Goldstone estime donc prudent de reporter à plus tard la définition du crime d’agression. Serait-ce vraiment raisonnable?

L’agression n’offre pas de difficultés conceptuelles. Le génocide est un concept créé par le juriste polonais Lemkin à l’issue de la Seconde Guerre mondiale pour qualifier la volonté de détruire en tout ou partie un groupe racial, national, ethnique ou religieux en tant que tel. Les crimes contre l’humanité ont été conceptualisés à Nuremberg pour criminaliser les attaques généralisées ou systématiques lancées contre une population civile, en application ou dans la poursuite de la politique d’un Etat ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque.

Il n’en va pas de même de l’agression, appelée «crimes contre la paix» à Nuremberg, dont tout le monde peut immédiatement saisir l’idée, clairement reprise dans la définition proposée de ce crime, qui «s’entend de l’emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat, ou de tout autre manière incompatible avec la Charte des Nations unies».

Le problème vient de diverses propositions de lier la capacité de la Cour à enquêter à une décision préalable du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale des Nations unies, voire même de la Cour internationale de justice! Il y aurait dans le premier cas une politisation problématique de la Cour car le Conseil de sécurité est un organe politique. Il n’est pas compatible avec l’indépendance de la justice de faire dépendre la tenue d’un procès d’une décision politique préalable. Faut-il encore rappeler que le Conseil de sécurité n’a jamais qualifié aucune situation d’agression, même lorsque c’était l’évidence même, en Corée, au Koweït ou en Irak pour ne citer que les plus criantes. L’Assemblée générale offrirait un forum encore bien plus politique pour de toute manière aboutir à des résolutions sans force juridique contraignante. Quant à la Cour de justice, on ne voit pas très bien la pertinence d’une telle proposition.

Maintenant, la remarque de Richard Goldstone, selon laquelle le crime d’agression, eût-il existé dans le Statut du TPIY, l’aurait obligé à enquêter sur les raisons de l’entrée en guerre des différents pays, décision éminemment politique, n’est pas recevable.

En effet, l’enquête sur le génocide doit porter sur la décision de détruire en tout ou partie un groupe racial, national, ethnique ou religieux en tant que tel et l’expérience montre, en ex-Yougoslavie comme au Rwanda, qu’elle est prise au plus haut échelon politique. De même sur les crimes contre l’humanité, qui sont le plus souvent l’expression de la politique d’un Etat décidée à son sommet. Les enquêtes pour les crimes relevant de la compétence de la CPI portent donc toujours et par nature sur des éléments politiques. Ainsi, l’inculpation du président en exercice du Soudan revêt incontestablement une dimension politique. De plus, au vu du conflit armé existant au Darfour comme sur la plupart des terrains sur lesquels la Cour intervient, l’enquête sur les décisions d’entrer dans le conflit, de l’initier ou d’y participer est inéluctable, quand bien même la qualification d’agression n’est pas en jeu.

De plus, force est de reconnaître que la compétence de la CPI porte déjà sur l’agression, puisque ce crime est mentionné dans le Statut mais pas défini. Il y a tout de même là une incongruité qu’il convient de ne pas maintenir plus longtemps. Comment la CPI pourrait-elle réellement construire sa crédibilité à long terme si sa compétence porte sur un crime dont on est incapable d’apporter la définition? Il y a là une contradiction manifeste avec le principe de la légalité et la compétence de la CPI demeurera boiteuse tant que cette difficulté n’aura pas été résolue.

C’est aussi politiser la Cour que d’être trop frileux dans une révision prévue depuis douze ans! La volonté politique des Etats par rapport à la définition du crime d’agression ne tient pas dans la complexité de sa définition mais dans le souhait de protéger certaines libertés d’action dans leurs relations internationales, sans avoir à se retrouver face à la commission d’un crime. Il en découle que ce n’est pas en attendant davantage que l’on facilitera le compromis. Ce compromis existe déjà, globalement, sur la définition de l’agression. Demeure litigieux le rôle du Conseil de sécurité, entre ceux qui souhaiteraient donner une réelle indépendance à la Cour et ceux qui au contraire préféreraient en contrôler aussi étroitement que possible le fonctionnement.

Le pessimisme régnait déjà à Rome en 1998 et c’est en imposant un accord global que la Cour a vu le jour, avec un succès certain. Il faudra à Kampala comme à Rome, s’appuyer sur un groupe d’Etats solidement attachés à la création de la CPI pour recueillir la majorité nécessaire à apporter cette définition sans se renier. Le temps des ratifications individuelles viendra ensuite, sans doute plus rapidement que l’on ne le craint. Il ne faudra pas pour autant vouloir aboutir à tout prix, car une inféodation de la Cour au Conseil de sécurité sur ce point serait non seulement la garantie que jamais la CPI ne connaîtrait de crime d’agression, mais aussi créer une insécurité en renversant pour ce crime-là le système mis en place à Rome. La difficulté est sans doute moindre qu’à Rome et l’on peut alors espérer que les débuts prometteurs de la Cour, qui a su affirmer sa compétence et son indépendance, qui a su aussi créer une certaine solidarité quant à son fonctionnement parmi les Etats parties, convaincront une majorité suffisante d’Etats d’ajouter de manière cohérente la définition du crime d’agression à celles des autres crimes existants.

Philippe Currat