Al-Jazira à l'épreuve du Qatar

La révolution Al-Jazira s'est concrétisée en deux mois, qui a vu entre janvier et février un régime oligarchique et pétrolier dont la scène médiatique locale est encore loin d'être indépendante (le Qatar), donner à des révoltes démocratiques au Maghreb et au Moyen-Orient une ampleur susceptible de les faire se répéter.

Alors que la BBC Arabic choisit d'afficher une neutralité scrupuleuse vis-à-vis des événements, et qu'Al-Arabiya relayait les craintes saoudiennes de voir tomber le régime d'Hosni Moubarak (insistant sur les retombées économiques de la mobilisation égyptienne et sur les dégâts causés par ses représentants au Musée du Caire), Al-Jazira a pris, elle, le parti explicite de participer aux révoltes tunisienne, égyptienne et libyenne. Sa campagne promotionnelle en faveur de révolutions démocratiques s'est appuyée sur une série de spots quasi publicitaires, compilations poignantes de scènes de violence, d'élans populaires et de drapeaux agités en un lyrisme tapageur, répétant à l'envi l'ardeur retrouvée d'une révolte arabe en marche qui renoue avec les aspirations panarabistes des années 1950.

Divisé en triptyque, l'écran juxtaposa plusieurs fois par jour les manifestations qui agitent Tunis, Le Caire, Benghazi ou Tripoli, glorifiant un effet domino. Le prédicateur de la chaîne, Youssouf Al-Qardawi, vilipenda en direct les chefs d'Etat assaillis par leurs peuples, interpellant Moubarak d'un "dégage !" vengeur et traitant volontiers Kadhafi de criminel. L'Egypte en particulier, symbole du nationalisme arabe spolié par les autocrates et les ingérences extérieures, pièce maîtresse du dispositif américano-israélien au Proche-Orient, et pays d'origine d'un grand nombre de journalistes de la chaîne, fut une source d'enthousiasme patriotique irrépressible, qui livra aux antiennes nationalistes d'Oum Kalthoum et d'Abdel Halim les bandes-sons enflammées d'Al-Jazira.

On entend déjà çà et là poindre des critiques vis-à-vis de ce doigt d'honneur fait au sacro-saint devoir de neutralité journalistique. Mais il faut bien voir qu'Al-Jazira y a gagné une légitimité populaire d'autant plus grande que la chaîne est, ce faisant, en parfaite cohérence avec les options éditoriales qu'elle défend depuis 1996. Car, si elle a servi à l'occasion de moyen de pression à la diplomatie qatarie à l'encontre des chefs d'Etat de la région, ses journalistes sont depuis de nombreuses années en conflit ouvert avec ces régimes autoritaires qui firent à plusieurs reprises fermer ses bureaux et arrêter ses reporters.

Ce choix d'un journalisme engagé a surtout permis à la chaîne de jouer un rôle essentiel dans la diffusion de la révolte et de s'imposer comme un acteur démocratique à part entière dans la région. En l'occurrence, le choix d'une couverture continue des événements permit à Al-Jazira d'informer en direct les manifestants massés sur la place Tahrir des violences qui se déroulaient sur ses bords, quitte à alimenter des mouvements de panique. Au Caire et jusque dans les rues de Benghazi, des écrans improvisés sur des toiles et des pans de mur permirent aux émeutiers de suivre sur la chaîne, transformée en tribune pour les opposants, l'évolution réelle des événements. Ce faisant, Al-Jazira questionnait pour le monde entier le rôle du journaliste d'information : est-il un observateur impassible ou un acteur engagé des processus de libération démocratiques ?

Al-Jazira apparaît à cet égard comme un objet médiatique doublement original : îlot de liberté d'expression financé par un régime encore peu démocratique, la plus populaire des chaînes arabes s'est aussi imposée comme l'une des premières sources d'information internationales tout en défendant une pratique ouvertement engagée du journalisme d'information. Car force est de constater que son positionnement explicite n'empêcha pas la chaîne de s'imposer comme l'une des premières sources d'information internationales, souvent même avant l'Agence France-Presse (AFP).

C'est que le point de vue arabe défendu par Al-Jazira ne consiste pas à ne donner la parole qu'à des Arabes ni à présenter les informations d'une façon déséquilibrée. En l'occurrence, les études chiffrées comparatives prouvent qu'elle est la chaîne qui respecte le plus l'équilibre des sources. En fait, ce point de vue repose sur quelques lignes éditoriales essentielles : le choix inconditionnel de ne pas censurer les images de violence, celui de donner la parole aux islamistes, la défense d'une conception combattante et engagée du travail journalistique, et la promotion d'une critique des normes et des pratiques journalistiques occidentales. Cette critique a surtout consisté à dénoncer la couverture de l'actualité proche-orientale par les médias occidentaux, accusés de jouer dans le monde arabe le rôle de médias contre-révolutionnaires, dissimulant la violence des politiques américaine et israélienne dans la région, manipulant la réalité du conflit israélo-palestinien, et faisant preuve de complaisance à l'égard des régimes arabes autoritaires en masquant la violence de la répression qui s'abattait sur les islamistes politiques.

Ce discours trouva un appui opportun dans la somme de scandales qui entachèrent la réputation des grands médias américains dès le début de la guerre contre la terreur et dans la violence exercée par le Pentagone à l'égard des journalistes arabes au cours des guerres afghane et irakienne.

Mais le fonctionnement de la chaîne témoigne aussi d'un modèle médiatique original, où clientélisme et pluralisme se renforcent mutuellement. Officiellement alimentée par des fonds publics, Al-Jazira est en fait financièrement dépendante de la famille régnante du Qatar, ce qui a notoirement influencé sa couverture de certains terrains politiques : reflet des évolutions de la diplomatie locale, elle s'est montrée moins critique vis-à-vis de la Syrie, de l'Arabie saoudite depuis 2009, et de l'Iran. Mais si la chaîne est intimement liée au régime en place à Doha, la cristallisation des conflits au sein de la famille royale a paradoxalement assuré à la rédaction un pluralisme et une liberté éditoriale inédits, en permettant aux journalistes de mobiliser des réseaux de clientèle en concurrence au plus haut niveau de l'administration, dans un contexte où il n'existait pas au Qatar d'opposition politique organisée au régime.

A cet égard, les choix originaux qui présidèrent à la création d'Al-Jazira ne reflètent pas tant la libéralisation relative du champ médiatique national, que la réalité de plus en plus concurrentielle du pouvoir dans le régime du cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani. Ainsi, contrairement à une opinion largement répandue, les journalistes d'Al-Jazira ont pu discuter à l'écran les options politiques et diplomatiques du Qatar, y compris l'ambiguïté du rôle que l'on a pu vouloir faire jouer à la chaîne au plus haut sommet de l'Etat, dans la mesure où celles-ci faisaient débat au sein même de la famille régnante. La consultation de ses archives, disponibles en ligne, est sans appel, qui témoigne des libertés prises par les journalistes, notamment à l'égard du chef de la diplomatie qatarie et actuel premier ministre : le cheikh Hamad Ben Jassem.

Jusqu'à présent, ce miracle est bien réel, produit mêlé du rêve numérique et du capitalisme de rente. Il a permis au petit émirat de Qatar d'acquérir une importance inversement proportionnelle à la faiblesse de ses institutions démocratiques. Sans que le régime qatari soit pour autant menacé par le discours démocratique offensif promu par "l'île" installée sur son sol, dont la rédaction demeure depuis 1996 obstinément fermée aux Qataris. Mais aujourd'hui que le vent de la révolte caresse les rives du golfe Persique, faisant tomber sous les premières balles Bahreïnis, Yéménites, Omanais et Iraniens, Al-Jazira couvrirait-elle avec autant d'enthousiasme une fronde qui s'étendrait aux Etats voisins du Qatar, au Bahreïn, à la Syrie et à l'Arabie saoudite, avec lesquels le régime a entamé un réchauffement diplomatique ?

La faiblesse numérique de la population qatarie, la stabilité du régime, la pérennité du système de rente, l'absence d'opposition politique constituée dans l'émirat et la présence d'Al-Jazira elle-même suffiront-elles à immuniser la monarchie qatarie contre les possibles répercussions internes du discours révolutionnaire d'Al-Jazira ? Bien qu'elle n'ait pas complètement occulté les problèmes politiques locaux dans un contexte où la majorité des critiques au Qatar ne remettaient pas en cause la légitimité de la famille régnante, comment réagirait-elle si l'opposition au régime parvenait à galvaniser massivement des insurgés dans l'émirat ? Cette dernière question se pose avec d'autant plus d'acuité au regard de la place occupée par la chaîne dans les critiques actuelles des opposants à l'émir.

Car depuis 1996, Al-Jazira en est venue à mobiliser contre elle des catégories très diverses de Qataris aux revendications hétéroclites : wahhabites conservateurs hostiles aux Frères musulmans promus par la chaîne, jeunes journalistes libéraux refoulés par la rédaction, antisionistes outrés par l'ouverture à Israël, conservateurs hostiles aux réformes libérales défendues par l'émir et sa médiatique seconde épouse, opposants au régime énervés de se voir ignorés par la chaîne.

Ce mécontentement populaire s'exprime depuis quelques années sous la forme de campagnes de presse hostiles à la direction d'Al-Jazira, qui en disent long sur les luttes d'influence que se livrent les différents clans dominants de la famille régnante pour le contrôle de la chaîne. Ces luttes de pouvoir risquent de devenir de plus en plus fortes à mesure que l'opposition grandit, galvanisée par les révolutions en cours, et que s'exacerbent les critiques des opposants au régime qui militent depuis une dizaine d'années contre l'émir actuel, et dont Al-Jazira est devenue, au fil des ans, la tête de Turc.

Par Claire Gabrielle Talon, politologue.

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