Al-Qaida et ses leurres

Oussama Ben Laden et ses partisans peuvent se féliciter d'avoir, depuis Noël 2008, déchaîné une tempête médiatique et réveillé les angoisses sécuritaires. Pour une organisation en perte de vitesse, le succès n'est pas mince et il aurait encore été amplifié si, par malheur, l'attentat contre le vol Amsterdam-Detroit n'avait pas été déjoué.

Mais Al-Qaida en a été réduite à revendiquer une attaque avortée et à avouer la défaillance de son explosif artisanal, car elle joue déjà le coup suivant, dans une dialectique éprouvée entre "l'ennemi proche", faussement musulman à ses yeux, et "l'ennemi lointain", l'Amérique et ses alliés "croisés".

Il ne faut jamais perdre de vue le but ultime d'Al-Qaida, soit l'établissement d'un califat révolutionnaire à La Mecque et à Médine. Selon les affidés de Ben Laden, le milliard et demi de musulmans du monde sont plongés dans les ténèbres de l'impiété, l'islam doit être régénéré par une avant-garde auto-proclamée aux accents totalitaires, les régimes "apostats" doivent être renversés et les populations musulmanes rééduquées.

Le combat contre cet "ennemi proche" est stratégique, mais son ampleur dépasse les capacités propres d'Al-Qaida, qui s'acharne dès lors à provoquer "l'ennemi lointain" par la terreur globale. L'intervention occidentale en terre d'islam est censée y déstabiliser "l'ennemi proche", tout en libérant contre les "croisés" modernes des énergies militantes qu'Al-Qaida tente de récupérer à son profit.

Les attentats du 11-Septembre ont été programmés par Ben Laden et ses adjoints pour déclencher une offensive américaine contre l'Afghanistan du mollah Omar, tandis que quinze des dix-neuf kamikazes ont été choisis pour leur nationalité saoudienne afin de saper la crédibilité du régime de Riyad. Le pari d'Al-Qaida a cependant échoué face à l'effondrement rapide du pouvoir taliban et à la résilience de la relation américano-saoudienne.

Ben Laden, ulcéré de l'absence d'écho de son mouvement dans son pays natal, ordonna la planification clandestine d'une campagne terroriste de longue haleine, qui fut lancée à Riyad en mai 2003 au nom d'Al-Qaida pour la péninsule Arabique (AQPA). Cette vague d'attentats put profiter des vocations pour le djihad contre "l'ennemi lointain", éveillées par l'invasion américaine de l'Irak, mais "l'ennemi proche" et saoudien reprit l'initiative sur tous les fronts, contraignant les rescapés de l'AQPA à se replier dans le Yémen voisin.

Pour Ben Laden, très attentif à tous ces développements depuis son sanctuaire pakistanais, c'est une forme de retour aux sources d'Al-Qaida, qui a perpétré son premier attentat à Aden en décembre 1992, contre un navire américain en octobre 2000 et a ciblé l'ambassade des Etats-Unis à Sanaa en septembre 2008. La revendication détaillée par AQPA de la tentative d'attentat de Noël 2009 vise à susciter une intervention majeure de "l'ennemi lointain" au Yémen, afin d'y soulever des houles de ressentiment nationaliste et de miner le régime de Sanaa, voire son allié saoudien. Les fragilités internes du Yémen, confronté à une sédition confessionnelle dans le Nord comme à des velléités séparatistes dans le Sud, alimentent cette politique du pire.

Le communiqué d'AQPA exalte la figure d'"Omar Farouk le Nigérian", mais aussi celle de Nidal Hassan, l'officier musulman qui a récemment massacré treize autres militaires américains sur une base du Texas. Al-Qaida, non contente d'encourager les représailles de "l'ennemi lointain" contre le Yémen en 2009 comme contre l'Afghanistan en 2001, s'efforce également de prendre en otages les populations musulmanes de pays occidentaux.

Elle pariait déjà sur un cycle de violence raciste après les attentats de Madrid en mars 2004, puis ceux de Londres en juillet 2005. Elle en a été frustrée par le sens des responsabilités des dirigeants et des sociétés concernés. Souhaitons que le même sang-froid prévale face aux provocations de Noël.

Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po.