Al-Qaïda sans Ben Laden

L'élimination d'Oussama Ben Laden, le 2 mai par un commando américain, ne met fin ni aux controverses, compte tenu des déficiences de la communication américaine au lendemain de l'opération, ni au terrorisme - ce dont conviennent tous les gouvernements. Mais il marque une date décisive dans l'histoire d'Al-Qaïda (la "base"), l'organisation terroriste fondée par Ben Laden il y a bientôt un quart de siècle, en 1988. Certes, le fondateur était pratiquement coupé de tout rôle opérationnel depuis plusieurs années, il en était réduit au rang de paisible retraité retranché non pas dans une ferme inaccessible ou une grotte secrète des "zones tribales", mais dans une résidence un peu trop voyante au coeur du paysage pakistanais - ce qui a fini par le perdre. Mais il restait le "guide", l'image incontournable d'un mouvement et d'une culture où le culte de la personnalité, l'adoration du "chef" jouent un rôle prépondérant. Ajoutons qu'il en était aussi en grande partie le financier, ce qui n'était pas négligeable à l'heure où les ressources de l'organisation font aussi l'objet d'une "traque" sans pitié.

Or son remplacement n'est pas évident. Le successeur le plus souvent évoqué, Ayman al-Zawahiri, figurait comme n° 2 aux côtés de Ben Laden dans l'imagerie des années 1990 et au lendemain des attentats du 11 septembre, d'abord comme médecin personnel du "chef", ensuite comme conseiller et "théoricien", plus récemment encore comme rival potentiel, au point qu'un journal saoudien n'hésite pas à le désigner comme le "traître" qui a guidé les Américains sur la piste de son ancien allié.

Quoiqu'il en soit, sa qualité d'"idéologue" prolifique, auteur de nombreux traités, a conduit Zawahiri à prendre position sur une série de problèmes du monde arabo-musulman, souvent à l'encontre des autres jihadistes engagés concrètement sur le terrain. Ainsi, en 2005, il n'hésitait pas à critiquer son "frère" Zarkaoui, chef d'Al Qaïda en Irak - lui aussi tué peu de temps après par les Américains - pour nuire à la "cause" en massacrant les chiites ou encore en multipliant les exécutions sanglantes et publiques telles que les décapitations. On peut aussi douter que la personnalité peu charismatique de cet ancien grand bourgeois égyptien séduise les djihadistes très divers qui composent aujourd'hui les filiales décentralisées d'Al Qaïda, notamment dans la péninsule arabique (Aqpa) et au Maghreb islamique (Aqmi). Cette dernière n'avait-elle pas invité les autorités françaises à négocier la libération de leurs otages au Niger "directement avec Ben Laden", alors que ce dernier en était déjà incapable ?

Les autres conséquences de la disparition de Ben Laden sont davantage prévisibles : elle est un succès pour Barack Obama, pas seulement sur les plans personnel et politique, mais aussi pour l'approche stratégique du président, qui avait substitué à la "guerre globale contre la terreur" lancée par son prédécesseur - avec toutes les déconvenues qui en étaient découlées en Irak - le concept de "guerre ciblée", marquée d'abord par les attaques de drones en Afghanistan et au Pakistan (lesquelles, sans éviter des "dégats collatéraux", sont tout de même beaucoup moins meurtrières qu'une guerre généralisée), puis par ce raid très personnalisé contre l'ennemi n°1 de l'Amérique. Quant aux relations avec le Pakistan, elles resteront sans doute ce qu'elles étaient ces dernières années: malgré les frictions et les évidentes complicités dont a pu bénéficier Ben Laden, les deux pays sont condamnés à s'entendre, fut-ce dans l'ambiguité.

Reste l'Afghanistan, où l'épisode du 2 mai devrait marquer un tournant: même si l'Otan maintient que ses objectifs ne sont pas atteints, on ne saurait oublier que le motif du déclenchement de la guerre, en 2001, avait été le refus du pouvoir taliban de livrer Ben Laden, comme l'exigeait un ultimatum de Washington. C'est donc un réexamen de l'engagement international qui s'impose à terme. Le président Karzaï et divers gouvernements occidentaux semblent s'engager dans cette voie, et il est probable que cela n'est pas pour déplaire à Barack Obama lui-même.

Par Michel Tatu, chroniqueur à la FRS.

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