Alep, les yeux grands ouverts

Alep, le 13 décembre 2016. Photo George Ourfalian. AFP
Alep, le 13 décembre 2016. Photo George Ourfalian. AFP

On ne saurait être plus clair : tout ce qui se dit et ce qui s’analyse à propos d’Alep ne cesse de mettre mieux en évidence deux données fondamentales. La première : une guerre aussi froide que chaude et en tout cas très guerrière, très technique et très économique est en train de faire muter la domination du monde et le monde avec elle. L’issue n’est pas certaine, des acteurs importants (la Chine et l’Inde, au moins) n’ont pas encore avancé tous leurs pions dans ce jeu impérial commencé depuis déjà longtemps. Seconde évidence : la lutte ancienne entre chiites et sunnites incorpore habilement sa forme contemporaine dans le conflit mondial. Un basculement local se cherche (depuis quarante ans) à la faveur de la mutation générale. Aux empires arabe et persan se mêle le turc. Tout le reste est secondaire. C’est pourquoi deviennent secondaires, en définitive, les centaines de milliers de morts de Syrie et les millions d’exilés, après d’autres millions déjà sacrifiés aux Molochs impériaux (qui sont des industries, des flux d’énergie, des algorithmes productifs, des savoirs sophistiqués).

C’est pourquoi M. Fillon peut dire «c’est la guerre» (cette phrase terrible qui assume à la fois fatalisme et cynisme). C’est pourquoi d’autres reprennent cette phrase, d’autres pour qui elle signifie surtout que c’est la guerre de nos chers vieux pays contre l’horrible machination américaine. Cette dernière, pourtant, a depuis longtemps cédé la place à une machinerie beaucoup plus large et complexe - à laquelle, précisément, appartient le manège des manœuvres en cours autour d’Alep. L’impuissance de l’Europe ne doit pas faire gémir : elle est une pièce indispensable à l’ensemble du jeu. L’Europe est la case vide qui permet les déplacements des pions.

Ces pions sont les monstres froids que produit notre histoire en dépit de toutes nos attentes messianiques ou utopiques. Ils sont la rançon de notre supposée émancipation. Ils s’entendent entre eux comme s’entendent des pions et des monstres : leurs guerres sont leurs accolades et leurs accointances. Ils nous y coincent. Nous ne pouvons plus feindre de pouvoir y échapper. Nous voici effarés, effrayés ou effondrés.

Une croissance exponentielle de la destruction

Il ne suffit ni de pleurer sur les massacres ni de les réduire honteusement aux dures exigences de la guerre. Il ne suffit pas non plus de finir par évacuer les quelques-uns qui restent : car la ville est détruite. Il ne suffit pas non plus de discuter d’un excès de goût pour la victimisation dans une société jusqu’ici plutôt protégée. Car il y a bien, depuis un siècle, une croissance exponentielle de la destruction, synchronisée avec l’augmentation de la population et de ses systèmes d’exploitation (operating system et big data).

Cette société sait -tout en refusant de le savoir- qu’elle vit un ébranlement considérable non seulement de son histoire, mais de sa nature même : de son humanisme, de sa maîtrise, de son assurance, de son universalisme, de ses religions et de ses philosophies. Rien ne suffira sinon ce qui nous ouvrira vraiment les yeux sur ce qui nous arrive. C’est-à-dire sur l’obscur et l’inconnu, ce qui bien sûr est plus que difficile. Mais si nous avions commencé plus tôt à nous exercer à discerner dans l’obscurité, nous ne serions pas là, les yeux brouillés pour les uns de larmes, pour les autres de vieilles images défraîchies.

Bien sûr, il y a mille choses à faire, mille cris à pousser. Bien sûr, il faut s’indigner, bien sûr imaginer. Pourtant il nous faut décidément passer aussi une autre vitesse. Celle de la lumière. Tenter de voir au cœur de ce qui nous aveugle. Ce qui toujours s’est appelé «penser». Au moins pouvons-nous commencer par répéter ceci : «Emus et révoltés par les atrocités commises […], nous constatons qu’elles sont inhérentes à toutes les guerres, et que c’est la guerre qu’il faut déshonorer.» C’était en 1925, il s’agissait de la guerre du Rif. Un des signataires se nommait Emile Benveniste. Il était natif d’Alep.

Jean-Luc Nancy, philosophe.

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