Alep, ou «l’effondrement complet de l’humanité»

Alors que le monde apparaît toujours plus menaçant, bouleversant l’avenir des Etats démocratiques à mesure que grandissent le pouvoir des régimes autoritaires et leur politique de terreur armée, l’écrasement de la rébellion syrienne à Alep par l’extermination de ses habitants possède le triste privilège de révéler des faits structurants de notre contemporain. Les concevoir, y réfléchir, se les approprier peuvent permettre toutefois de reprendre pied dans un ordre du monde destructeur des valeurs «auxquelles nous sommes attachés» comme l’écrivait Raymond Aron en juin 1939.

La fin d’Alep insurgée referme le temps des «printemps arabes». Des sociétés longtemps dominées par la violence des régimes et l’absence d’horizons politiques et spirituels sinon l’islamisme radical – oppresseur lui-même des individualités et du mouvement social – s’étaient reprises à espérer. Ces insurrections civiles, dressées contre le mépris absolu pour l’humain des dictatures tant laïques que religieuses, avaient démontré que les droits de l’homme et du citoyen n’étaient pas des produits d’importation occidentale mais des valeurs vécues malgré l’écrasement des sociétés, des idéaux préservés dans le secret des consciences et des cultures, hérités de luttes anciennes et d’expériences du monde.

Leur expression nouvelle avait été rendue possible par le redéploiement de la connaissance dans l’univers numérique et informatique, créateur de liens, de communautés et de mémoires collectives. Si les appareils d’Etat ont vacillé dans ces pays sans que les pouvoirs religieux n’y trouvent leur compte, c’est en raison de la capacité des sociétés à retrouver de l’autonomie et de la pensée, incluant dans ce mouvement de libération celles de Turquie et d’Iran.

La disparition des «printemps arabes» (à l’exception notable de la Tunisie) n’est pas seulement une défaite pour tous ces militants, souvent très jeunes, qui ont combattu au prix de leur liberté et souvent jusqu’à la mort. Elle l’est aussi pour l’Europe et le monde. Alep est un tombeau pour la liberté des Syriens, mais aussi pour la possibilité même de la liberté et des engagements toujours renouvelés qu’elle exige. Ce qui signifie que l’avenir des nations construites sur cette valeur de progrès est directement questionné. Insensibles à un tel risque, elles l’ont pourtant accru en fermant leurs frontières aux rescapés venus des zones de guerre. Plus encore, des démocraties ont choisi de confier à un Etat antidémocratique la mission de retenir les réfugiés en Turquie quel qu’en soit le prix.

Le revirement d’Obama

Elles ont aussi, au moins pour des courants d’opinion et des forces politiques, plaidé pour un rapprochement avec le régime syrien et un soutien à son allié russe, imaginant qu’en cela la lutte contre Daech et son terrorisme en Europe serait facilitée. Dépendant de fait de la menace terroriste pour sa survie, le pouvoir de Bachar al-Assad a ciblé presque exclusivement l’opposition syrienne et s’est accommodé de la menace djihadiste, copiant même ses méthodes de guerre: les barils d’explosif jetés depuis les airs ont la même fonction de terreur et de destruction aveugle que les camions piégés de l’Etat islamique. L’écart séparant les deux régimes s’est encore réduit en dépit de leurs différences.

L’histoire reconnaîtra à François Hollande d’avoir pris ses responsabilités en obtenant des Etats-Unis un engagement pour une intervention en Syrie afin de faire cesser les crimes de guerre contre les populations civiles. Le brusque revirement de Barack Obama le 31 août 2013 est venu de sa crainte de revivre l’anarchie sur le terrain engendrée par l’intervention en Libye, de son inquiétude devant le faible soutien annoncé de l’opinion et du Congrès, de sa volonté aussi de poursuivre les négociations sur le nucléaire avec l’Iran. La volte-face américaine a laissé la France incapable d’agir seule, elle a laissé le champ libre à l’Iran, à la Russie puis à la Turquie, elle a signifié à l’opposition politique syrienne issue du «printemps arabe» qu’elle serait sacrifiée favorisant du même coup les groupes rebelles islamistes.

«Plus jamais ça»

Elle a enfin paralysé l’ONU qui dépend pour son autorité de l’engagement des puissances. Le 14 décembre dernier, Samantha Power, la politiste spécialisée dans l’étude des génocides devenue représentante des Etats-Unis auprès de l’organisation internationale, a désigné le régime de Bachar al-Assad, la Russie et l’Iran comme les responsables de «l’effondrement complet de l’humanité» selon l’expression de l’ONU. Mais la responsabilité en revient autant au monde civilisé incapable d’agir sur l’engrenage de la destruction et qui en a été réduit à répéter, sans aucun effet sinon attester de son impuissance, les mêmes formules d’indignation morale. C’étaient déjà celles qu’on entendait devant Srebrenica. Les réponses imaginées pour conjurer le «plus jamais ça», dont le premier Tribunal pénal international en 1993, ont vécu.

Le pire n’est pas encore arrivé. Tout concourt à ce que cette impuissance perdure, en dépit, il faut le souligner encore, de l’effort français pour s’opposer au désastre. Le recul des démocraties égarées dans la certitude d’une victoire de leur modèle après 1989, leur renoncement pour leurs propres valeurs, se traduisent par la convergence de faits très signifiants: le pouvoir grandissant de la Russie allant jusqu’à intervenir dans les élections américaines, les solidarités pro-Poutine aux Etats-Unis et en Europe, l’impunité offerte aux criminels de guerre par l’inaction internationale et les garanties des belligérants, l’axe des Etats autoritaires dictant leur politique au monde.

Un moment historique

Doit-on pour autant se contenter d’illusion et d’impuissance devant de tels processus d’anéantissement de sociétés et d’impunité des criminels? Les gouvernants ne sont pas seuls à agir dans les Etats démocratiques. Les sciences humaines, politiques et sociales conservent une autonomie d’action en face des effondrements de l’humanité. Elles savent documenter les faits, contrant ainsi la manipulation de l’information et s’autorisant à nommer le réel afin de sortir de l’état paralysant d’égarement et d’effroi. En faisant d’Alep un moment historique, on empêche la disparation de l’histoire recherchée par ses négateurs.

Mais il ne s’agit pas uniquement de se comporter en notaires appliqués des mondes engloutis par la terreur humaine. Il importe en particulier de penser la responsabilité des gouvernants et d’intéresser les opinions publiques à la compréhension des relations internationales qui révèlent le rapport des Etats à l’humanité. Enfin, la possibilité existe toujours d’anticiper sur la reconstruction des sociétés en mobilisant toutes les recherches imaginables afin de redonner vie aux valeurs communes. C’est signifier par là que les politiques de destruction ne sauraient triompher définitivement.

Par Vincent Duclert, Historien, enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Cespra).

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