Algérie : « Dans ces espoirs que l’on veut contenus se lit toute une expérience historique »

L’Algérie a connu ces derniers jours des marches d’une ampleur pratiquement inédite dans l’histoire du pays, pour s’opposer à un cinquième mandat du président Bouteflika, avec des manifestations spectaculaires qui ont couvert l’ensemble du territoire dans ses moindres localités.

Il est douloureux d’être loin lorsque le pays traverse des moments si importants. Mais pour une historienne, vivre les événements par le biais des réseaux sociaux, la presse, les échanges avec les amis, les vidéos et les photos qui circulent, c’est voir naître les sources qui – demain – permettront d’écrire l’événement dans l’histoire.

Avant le début du mouvement, des vidéos avaient circulé de Rachid Nekkaz (candidat à la présidentielle et grand amateur de réseaux sociaux) alors à la recherche des signatures nécessaires à sa candidature : des foules de centaines de personnes, convaincues ou curieux, s’étaient rassemblées à Constantine ou place de l’Emir-Abdelkade,r à Alger. Ces images ont sans doute joué un rôle dans le déclenchement des marches du vendredi 22 février, qui répondaient à des appels à manifester en ligne dont l’origine est difficile à identifier.

Ce qu’on exige et comment on se situe

Alors que ces premières manifestations étaient plutôt masculines, dans un pays éduqué et où les universités sont très féminisées, celles des étudiants dimanche 24 février ont fait sortir des foules désormais mixtes, au moins dans les villes universitaires.

Les choix de slogans, les reprises et détournements de mots d’ordre anciens, mais aussi ceux qui, bien que récents, sont laissés de côté, disent non seulement ce qu’on exige, mais aussi comment on se situe dans une constellation d’événements passés. On entend peu « Le peuple veut la chute du régime », un des slogans-phares des « printemps arabes » ; de même, bien qu’il ne soit pas inexistant, l’« Algérie libre et démocratique », slogan de la fin des années 1980 et de la période de transition politique qui a suivi les émeutes d’octobre 1988 et leur répression. L’un et l’autre s’entendent cependant davantage à Alger qu’ailleurs. Une déclinaison particulière s’est même créée lorsque les journalistes des médias étatiques ont manifesté contre l’absence de couverture par leurs chaînes des événements en cours. A la radio nationale, on a alors chanté : « Radio libre et démocratique ».

Le bonheur palpable d’être ensemble

Finalement, la majorité des slogans se focalise très directement sur le président Bouteflika et le cinquième mandat. On entend partout et souvent « La République n’est pas une monarchie », « Ce peuple ne veut ni Bouteflika ni Saïd [son frère] » ou bien encore « Hé Bouteflika, il n’y aura pas de cinquième mandat. Envoyez la BRI [la brigade d’intervention de la police] et même les commandos, il n’y aura pas de cinquième mandat. »

Les manifestations donnent l’impression de foules très contenues : le bonheur palpable d’être ensemble, la créativité, la jeunesse contrastent peut-être avec l’omniprésent « silmiyya silmiyya » (« pacifique, pacifique »). De très jeunes filles aux longs cheveux remontant une rue d’Alger dimanche 24 février, comme des hommes manifestants dans une ville non identifiée du sud le 1er mars chantent une même variante : « silmiyya, hadariyya » ajoutant l’idée de la « civilité », presque de la politesse, au rejet de la violence. Remarquable slogan lorsqu’on marche à millions ! Il est reflété dans les pratiques étonnantes de ces jeunes volontaires qui ramassent les détritus en queue de marche le 1er mars, ou balayent tard dans la nuit la place du 1er-Mai à Alger.

Si les marches du 22 et du 24 février ont surpris, vendredi 1er mars on attendait un raz-de-marée et l’anticipation pouvait être mêlée d’inquiétude. Le hashtag لا_للعهدة_الخامسة# [non au cinquième mandat] qui permet de suivre sur Twitter le mouvement, s’est fait le reflet de ce temps de l’attente. Vendredi matin, beaucoup postaient des photos de rues désertes sous un magnifique soleil d’hiver.

La joie, l’espoir, l’angoisse (avec des invocations pour qu’aucun mal n’arrive au pays, quelques prières aussi), alternaient avec la solennité, sous la forme de références historiques : les photos des héros de la révolution, et des références aux festivités de l’indépendance en juillet 1962 se lisaient dans cet art caractéristique des réseaux sociaux, sous forme d’images-tracts : des photos des manifestations d’aujourd’hui, converties en noir et blanc, faisaient le lien avec celles que tout le monde connaît de ce passé fondateur de l’histoire du pays.

Une remarquable retenue dans l’enthousiasme

Vendredi après-midi, les références historiques sont devenus explicites : le slogan de 1962 « Un seul héros le peuple » ouvrait sur une grande banderole la manifestation de Sidi Bel-Abbès. Vouloir repartir à zéro, ou reprendre le pays aux voleurs qui l’ont mangé s’entendait ici ou se lisait là. Vouloir hisser l’événement d’aujourd’hui à la hauteur des festivités de la naissance de l’Etat, c’est l’affirmer comme un tournant historique. Quelqu’un annonçait par une pancarte la mort du FLN, non pas celui de la révolution, mais du parti unique né à l’indépendance, comme pour revenir à ce moment.

Pourtant, dans les manifestations, guère de mentions d’une nouvelle « révolution », ou de rêve de lendemains qui chantent et cette retenue dans l’enthousiasme est remarquable alors même que le bonheur de marcher ensemble est visiblement immense. Tout ce qui se dit et s’écrit se focalise sur le présent ou l’avenir immédiat. Les expériences récentes, en Tunisie, en Egypte, beaucoup les ont en tête, comme les expériences algériennes plus lointaines, notamment l’interruption du processus électoral en janvier 1991. Dans les dits et les non-dits, dans ces espoirs que l’on veut contenus, possibles, raisonnables et dans la volonté d’éviter les dangers que l’on connaît trop bien se lisent toute une expérience historique.

De loin, il est tentant de poser la question de l’avenir du mouvement et du pays. Pour les experts – notamment en France –, il est de bon ton d’exprimer son scepticisme, voire de jouer les Cassandre, comme pour pouvoir dire plus tard qu’on nous l’avait bien dit.

Changer le rythme du temps

Dans les rues d’Algérie, le message est dit en toutes lettres : il s’agit pour les manifestants de déjouer un avenir immédiat dont ils ne veulent pas et, sans jamais sombrer dans une précipitation romantique, d’ouvrir le présent pour changer le rythme du temps. La posture de l’empathie inquiète, même sincère, qui prédit depuis l’extérieur de l’Algérie un avenir de préférence funeste, referme ce présent que les marcheurs algériens travaillent à ouvrir. L’adopter, c’est prendre position contre eux.

Au rythme où vont les choses, tout ce que nous disons et écrivons, y compris ces lignes, peut être rendu caduque dans les heures qui viennent. C’est un bien petit risque au regard de ce temps qui depuis Bordj Bou Arreridj, Sidi Bel-Abbès, Oran, Laghouat ou Alger, s’ouvre sous les plumes et par les voix des marcheuses et des marcheurs.

Malika Rahal, historienne spécialiste de l’Algérie, est chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle est auteure notamment de L’Udma et les Udmistes (Barzakh, 2016) et Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne (Les Belles Lettres, 2010).

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