Altermondialisme : la crise existentielle

Le mouvement altermondialiste a su mettre en avant sa visibilité identitaire comme à la fois une rupture et une nouveauté en promouvant l’idée d’une nouvelle génération de militants «résistants», aux projets communs innovants et aux pratiques collectives originales. Cet espace de rencontres affinitaires, cette communauté d’échange d’expériences, cette fédération de débats et de propositions critiques, ouvert aux multiples sensibilités philosophiques, idéologiques, religieuses, politiques, syndicales, a su parfaitement jouer sur l’attente sociale de nouveautés, tant dans le champ associatif que politique pour accroître son audience médiatique de contre-pouvoir alternatif auprès des différentes couches socioprofessionnelles, victimes réelles ou potentielles de la marchandisation généralisée. L’altermondialisme associé à l’anticapitalisme a su rassembler un public enthousiaste très hétérogène, sur des bases larges, avec un fort impact médiatique qui s’est fréquemment traduit par de fortes mobilisations lors de forums sociaux ou de contre-sommets institutionnalisés.

Le principal objectif, fort peu original au demeurant et inévitablement de longue durée, consiste à bâtir un autre monde possible déboulonnant l’actuel système économique libéral-capitaliste basé sur la prédominance du marché économique sur l’humanité et le bien commun. A cette mission sont venues se joindre diverses mobilisations comme celles portant sur le droit des minorités et des exclus, le respect de la diversité humaine et la défense écologique, les crises alimentaires et énergétiques, l’exode rural et la sururbanisation, le refus de l’impérialisme et du colonialisme, la protection sociale et les services publics, l’éducation et la santé, les loisirs et la culture, le travail et le chômage, l’Etat et l’autogestion, etc.

Sur chacun de ces points, on a pu remarquer au cours des ans de fortes divergences, des tensions ouvertes, souvent bloquantes, tant sur les analyses des causes que des moyens à utiliser pour remédier aux problèmes complexes soulevés, quand ce n’était pas sur les priorités de décisions et les stratégies d’intérêts.

Si la diversité et la complémentarité des points de vue peuvent être riches d’enseignement, la réunion et la coexistence de courants contradictoires et concurrents peuvent aussi engendrer une instabilité d’actions communes surtout au niveau transnational. Sur le plan économique, faudrait-il aménager et réguler le capitalisme ou au contraire le dépasser, en sortir et l’éradiquer ?

Pour aller vite, entre Attac et le NPA ou la CNT, l’objectif et les moyens ne semblent pas être les mêmes. Jusqu’à quel point pourraient-ils faire route ensemble ?

Où s’arrêterait la gestion des compromissions solidaires ? Le mouvement altermondialiste ne se déliterait-il pas au fur et à mesure que les spécificités des groupes gagneraient sur les principes généraux consensuels, larges et flous, qui rassemblaient au départ ?

La problématique des alliances est loin d’être résolue. A l’heure où ce mouvement internationaliste rêvait d’abolir les frontières, d’autres, comme Jacques Nikonoff, rêvent d’un protectionnisme universaliste (1). La bataille du global et du local, ou le conflit que j’avais nommé ailleurs entre «l’altermondialiste des villes et l’altermondialiste des champs», semble être la prochaine étape de l’état de crise existentielle de l’altermondialisme.

Que reste-t-il des espoirs et des forces dix ans après Seattle? Son audience publique et militante est aujourd’hui relativement stable. En perdant de son aura de nouveauté, l’altermondialisme s’est inscrit comme une structure de contestation classique. Son influence sociale, son audience comme ses mobilisations ne suscitent pas plus d’adhésions de masse (mode) à ses projets bigarrés et l’impact représentatif reste modeste sur les classes populaires, au sein du monde ouvrier et paysan, dans l’écosystème des exclus (le monde des «sans»). Les attentes d’un certain cercle restent encore fortes mais cela ne se traduit pas par un élargissement significatif des adhésions et d’un écho suffisant. D’autant que des thèmes «altermondialistes» ont été intégrés et dilués dans des espaces politiques qui sont loin d’être des références dans ce milieu. L’exemple de la décroissance est révélateur du partage militant de ce thème de Paul Ariès à Alain de Benoist. L’altermondialisme se décline autant sur le mode révolutionnaire que conservateur.

La nouvelle géopolitique du postaltermondialisme devra répondre clairement à la question de savoir si l’altermondialisme doit être un complément participatif ou un concurrent offensif des partis politiques et s’il a les moyens de ses ambitions. Et ensuite, savoir s’il existe encore un débouché durable et une évolution pragmatique pour l’altermondialisme.

(1) «L’altermondialisme en déclin», Jacques Nikonoff, Libération du 7 août.

Valéry Rasplus, sociologue et essayiste.