Alternatives pragmatiques pour promouvoir la justice sociale et préserver l’environnement

Une anxiété croissante gagne le monde. Les préjugés, la peur et la haine hantent de nouveau nos sociétés. Vers quel futur allons-nous ? Comment pouvons-nous éviter de répéter les erreurs qui ont engendré les tragédies du XXe siècle ?

Le Panel international sur le progrès social vient de publier un rapport qui propose une évaluation des tendances à long terme de nos sociétés. Le moment historique dans lequel nous nous trouvons exige une telle synthèse. L’effondrement des idéologies totalitaires a ouvert l’esprit de nos concitoyens à la recherche d’alternatives pragmatiques pour promouvoir la justice sociale et préserver l’environnement. Nous devons saisir cette opportunité, de manière urgente, avant qu’il ne soit trop tard.

La recherche en sciences sociales est en mesure d’aider, offrant, dans une approche pluridisciplinaire, une meilleure compréhension du potentiel et des limites d’institutions-clés comme le marché, l’Etat, l’entreprise, la démocratie ou la religion. Elle permet aussi de se saisir plus efficacement des grands défis sociétaux dans leur complexité.

La globalisation, la cyberconnectivité, la diversité et le multiculturalisme, les migrations, la biodiversité et le climat, les inégalités et la pauvreté, le défi technologique et éthique de l’intelligence artificielle… les nouveaux conflits clivent aujourd’hui les populations au moins autant que les anciens liés à la richesse ou aux inégalités de revenus. Les recherches menées sur ces grands enjeux sociétaux sont de nature à offrir des idées pour promouvoir la tolérance et des formes d’identité plus inclusives.

L’humanité à l’aube de possibilités nouvelles

La ligne générale du rapport est de constater que des progrès considérables ont été réalisés lors des dernières décennies, plaçant l’humanité à l’aube de possibilités nouvelles, mais qu’une accumulation de menaces peut néanmoins faire craindre le pire.

D’un côté, les niveaux de vie (incluant la santé et la longévité) ont connu une amélioration nette dans la plupart des pays. Les institutions démocratiques ont fortement progressé dans le monde. A cela s’ajoute une tendance profonde vers l’égalité des genres et une plus grande tolérance et acceptation de la diversité ethnique, culturelle, religieuse, des orientations sexuelles ou des formes familiales. Aucune de ces évolutions n’est linéaire ou automatique, des tensions et des retours en arrière existent, mais sur le long terme la tendance a été vers plus de prospérité et plus d’inclusion.

De l’autre, certaines régions du monde restent à l’écart de ces tendances. Minées par la pauvreté et l’instabilité, elles n’enregistrent aucune forme de rattrapage et sont souvent le théâtre de violences croissantes. Les inégalités au sein des pays ont connu des évolutions contrastées, mais dans nombre d’entre eux la concentration de la richesse et du pouvoir atteint des niveaux insoutenables. La mondialisation affaiblit les politiques nationales et les gouvernements semblent impuissants.

Instabilité politique

Tout cela réduit la confiance dans les institutions, renforce les mouvements populistes, nationalistes et extrémistes, exacerbe les tensions interreligieuses ou interethniques. Cette instabilité politique peut se traduire par des reculs en matière de coopération internationale et des risques accrus de conflits économiques ou géopolitiques.

L’environnement, quant à lui, est en grande tension. L’expansion de l’habitat humain, la prédation des ressources, la pollution et les émissions de gaz à effet de serre conduisent à des crises majeures dont les signes avant-coureurs sont déjà tangibles.

Sans une transition d’urgence vers un modèle de développement à la fois plus inclusif et durable, les risques de confrontations, d’effondrement et de chaos sont réels.

Pour faire face à ces menaces, le message des auteurs du rapport est que, loin d’être impuissantes, des politiques avisées et de bonnes institutions peuvent œuvrer à la cohésion sociale et à la réduction des inégalités. La préservation de l’environnement est possible avec des incitations et des investissements judicieux dans un cadre de coopération permettant de gérer les biens communs mondiaux.

Émergence d’acteurs et de mouvements sociaux

La capacité de l’humanité à saisir ces opportunités et à apporter des réponses aux défis actuels dépendra de l’émergence d’acteurs et de mouvements sociaux faisant pression sur les décideurs politiques. Le rapport n’identifie pas de façon précise ces futurs acteurs du progrès social. Plutôt qu’un mouvement monolithique, des coalitions (mouvements politiques, dirigeants d’entreprise innovants, philanthropes, associations et ONG, collectifs de travailleurs, minorités agissantes, militants et lanceurs d’alerte) sont susceptibles de se former pour défendre des causes particulières de manière décentralisée et souplement coordonnée.

S’appuyant sur une conception large du progrès social, le rapport examine les perspectives d’amélioration dans les domaines socio-économique, politique et culturel.

Sur le plan socio-économique, la réduction des inégalités peut s’obtenir par la redistribution mais aussi par des mécanismes de « prédistribution » inscrits au cœur de l’activité économique, comme le développement des capacités des individus (compétences, santé), ou une régulation différente de la concurrence et des contrats… La révolution robotique et numérique ne fera pas disparaître le travail, mais la recomposition des emplois nécessitera des politiques de flexisécurité ambitieuses pour aider aux transitions de carrière.

Le rapport souligne la cohérence du modèle scandinave, qui conjugue ouverture économique et innovation avec une négociation centralisée et une protection sociale universelle et plaide pour des stratégies de développement fondées sur la promotion de l’égalité. La modération des écarts de salaire entre emplois et entre secteurs, un système de protection universel et une redistribution de la richesse sont de nature à accélérer l’innovation, à donner de l’autonomie aux travailleurs et à encourager la croissance et la mobilité sociale. Le rapport discute aussi des formes coopératives de production et de partage des profits et appelle de ses vœux une réforme des missions et de la gouvernance des entreprises afin de mieux prendre en considération les intérêts des parties prenantes ainsi que les enjeux de bien commun qui conditionnent la durabilité de l’activité économique.

Mise en garde contre le pouvoir politique direct et indirect des intérêts économiques

Sur le plan politique, le rapport insiste sur l’interdépendance entre cohésion sociale et démocratie et met en garde contre le pouvoir politique direct et indirect des intérêts économiques. Il souligne la grande richesse d’innovations démocratiques, particulièrement les formes participatives, qui se développent à travers le monde. Toutefois, la participation doit être mise en œuvre avec attention pour éviter sa captation par les élites et assurer l’inclusion des minorités. Les médias et les réseaux sociaux jouent un rôle crucial pour la démocratie ; ils devraient être traités comme des biens communs et faire l’objet d’un suivi démocratique rigoureux afin de préserver leur indépendance vis-à-vis de l’Etat et des intérêts privés et d’assurer la qualité de leurs contenus. L’architecture complexe des mécanismes de gouvernance mondiale, elle, reste encore dominée par les pays les plus riches, et les organisations internationales devraient être plus réceptives aux besoins de l’ensemble des populations.

Sur le plan culturel, le rapport rejette la perspective « modernisatrice » qui projette une croissance inéluctable de l’individualisation et de la rationalité. Une lecture plus complexe des vertus et des problèmes liés à la coexistence de l’individualisation et des modes de vie traditionnels émerge. La construction des identités, aujourd’hui au cœur de l’instabilité politique de nombreuses régions du monde, doit être analysée à la lumière des tendances, progressistes ou régressives, qui sous-tendent les mouvements identitaires. Le rapport analyse le rôle contrasté des communautés religieuses en matière de progrès social et plaide pour que les institutions politiques et sociales recherchent des partenariats constructifs avec les groupes religieux, plutôt que de laisser se développer des situations confuses de compromission ou, plus dangereuses encore, de confrontation.

Des évolutions très importantes

Le rapport apporte une attention particulière à l’évolution des structures familiales et à leur interaction avec les institutions et politiques publiques. Les programmes de protection sociale jouent un rôle capital dans la promotion du respect et de l’équité au sein des familles. L’évolution des politiques de santé, d’enseignement et d’urbanisme est très importante parce qu’elles affectent la vie humaine tant aux niveaux économique et social que moral et civique. Elles peuvent contribuer à émanciper les citoyens en leur conférant une plus grande maîtrise de leur situation et en renforçant leur pouvoir grâce à une participation active dans les mouvements politiques, sociaux et culturels.

Il faut envisager des futurs multiples de nos sociétés avec des moyens différenciés afin de les atteindre dans différentes parties du monde de façon adaptée aux différentes cultures et visions du monde, aux différentes approches de la cohésion sociale et aux différentes formes organisationnelles. Plusieurs formes de démocratie participative sont de nature à revitaliser les politiques locales et nationales (les villes en particulier constitueront des espaces d’innovation et d’expérimentation), et différents types de coopération régionale et internationale (sans oublier les actions transnationales et non gouvernementales) peuvent se développer.

Une des conclusions fortes du rapport est qu’il est possible et nécessaire d’envisager, de manière réaliste, des sociétés offrant des procédures de décision plus démocratiques et de moins fortes inégalités de statut, de pouvoir et de capacités. Des réglementations adaptées des marchés et des entreprises pour limiter le lobbying et combattre l’évasion fiscale et le dumping social, des incitations avisées pour rediriger les forces de la mondialisation et de l’innovation technologique au bénéfice des populations, des mécanismes de participation démocratisant les institutions économiques, sociales et politiques renforceraient le progrès social. Il semble moins évident que les réformes institutionnelles puissent renforcer de la même manière les sentiments de respect et de solidarité entre des individus ayant des orientations sexuelles différentes ou appartenant à des communautés ethniques ou religieuses opposées. Toutefois, les politiques publiques peuvent promouvoir l’égalité des sexes, et la réglementation influencer les attitudes vis-à-vis de la race et des orientations sexuelles.

Le rapport se conclut par des réflexions sur le rôle des experts et des chercheurs dans la promotion du progrès social. Experts et chercheurs doivent considérer leur contribution comme une composante d’un débat démocratique vivant et informé et éviter les compromissions avec les intérêts dominants.

Nous souhaitons voir nos analyses reçues par les citoyens et les décideurs comme un appel urgent en faveur du progrès social et d’un débat démocratique planétaire sur les moyens d’améliorer le fonctionnement de nos sociétés au XXIe siècle.

Olivier Bouin (Réseau français des instituts d’études avancées), Marie-Laure Djelic-Salles (Sciences Po Paris) et Marc Fleurbaey (université de Princeton)

 

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