Amende Google (II)

La Commission européenne a infligé le 18 juillet une amende de 4,34 milliards d’euros à Google, dans le cas Android. Par cette décision, la Commission européenne sanctionne Google pour avoir abusé de sa position dominante, freiné l’innovation et privé les consommateurs d’un choix plus large d’applications.

L’amende infligée est la plus importante jamais mise par la Commission à une entreprise dans le chef du droit de la concurrence, la précédente amende la plus élevée – 2,42 milliards d’euros – ayant déjà concerné Google, dans l’affaire dite du « moteur de recherche », en juin 2017.

Disons-le tout net : il y aurait beaucoup à dire au fond sur cette décision. Sur l’analyse concurrentielle d’abord et sur les raisons pour lesquelles, entre autres, la Commission a estimé qu’Apple et son système d’exploitation iOS ne faisaient pas partie du même marché pertinent qu’Android.

Une nouvelle étape

Sur le montant de l’amende par ailleurs, qui marque une nouvelle étape dans la pénalisation du droit de la concurrence, dont l’origine remonte aux années 2000 et à la volonté de Neelie Kroes, commissaire à la concurrence de la Commission « Barroso 1 », de durcir les sanctions à l’égard des entreprises convaincues de cartels ou d’abus de position dominante.

Ces questions seront vraisemblablement reposées dans l’avenir tant l’on imagine mal, compte tenu de l’ampleur de l’amende, que Google ne conteste pas, comme il en a le droit et comme il est d’usage, cette décision devant le juge communautaire.

Pourtant, une part essentielle de l’intérêt de cette affaire n’est pas là. En effet, cette affaire, le montant de l’amende, sa médiatisation, reposent une nouvelle fois la question de la frontière ténue entre la politique et le droit. Et l’on se demande si en l’espèce, cette frontière n’a pas été franchie.

Cette question n’est pas une question théorique. L’Union européenne s’est entièrement bâtie sur le droit, dont elle estime ou feint d’estimer, ceci lui est abondamment reproché par ceux qui dénoncent le « consensus de Bruxelles » structuré autour d’une Europe-marché, qu’il n’est pas politique. Cette décision Android indique le contraire : elle est bien acte politique.

Guerre économique

Acte politique d’abord, car elle intervient dans un contexte de guerre économique de moins en moins larvée avec les Etats-Unis. Cette guerre, qui dans l’actualité et sous l’impulsion de Donald Trump s’est déplacée sur le terrain commercial, a connu ses batailles sous Barack Obama. Ce dernier, le 16 février 2015, avait eu des mots forts : « We have owned the Internet. Our companies have created it, expanded it, perfected it, in ways they (the European) can’t compete (…). » [ A propos d’Internet : « Nos entreprises l’ont créé, développé, perfectionné de manière à ce que les Européens ne puissent pas rivaliser (…). »].

Dans ce contexte, la naïveté n’est point de mise. L’Europe, qui a pris conscience de la gravité de son retard en matière de numérique, essaye de le combler par tous les moyens. L’approfondissement du marché intérieur du numérique, priorité de la Commission Juncker, en est un. Une action déterminée contre les grandes entreprises du numérique, en l’occurrence américaines, en est un autre.

Acte politique, ensuite, car le droit de la concurrence européen, en dépit des dénégations et de l’apparence de la neutralité, est forcément politique. La construction européenne, en l’état, n’est forte que dans quelques très rares domaines. L’euro, pour les dix-neuf Etats de la zone euro en est un. Le droit de la concurrence en est un autre. Introduites dans le Traité de Rome à l’initiative de l’Allemagne, les dispositions portant sur la concurrence sont la colonne vertébrale des politiques européennes.

C’est la raison pour laquelle le Commissaire à la concurrence est, et de loin, le plus puissant des Commissaires, et la Direction générale de la concurrence, placée sous sa responsabilité, un Etat dans l’Etat. Prétendre, quand l’on impose une amende de cette ampleur ne pas faire de politique, est absurde. D’ailleurs, aux Etats-Unis, le Sherman Act de 1890, fondateur du droit de la concurrence américain, est souvent appelé la « Constitution économique des Etats-Unis ».

Un acte délibéré

Acte politique, toujours, car l’action de la Commission européenne n’est pas, en l’espèce, exempte d’opportunité. C’est un point assez technique mais qui mérite que l’on s’y arrête. La Commission, dans les autres domaines du droit de la concurrence que sont les aides d’Etat et les concentrations (dont les fusions/acquisitions), n’est pas libre d’instruire ou non un dossier. Les affaires qu’elle traite lui sont notifiées par les Etats membres ou les entreprises : elle est contrainte de les instruire.

Dans le domaine dont relève l’affaire Android, celui de l’abus de position dominante, la Commission n’est pas tenue de poursuivre. Elle dispose d’une appréciation en opportunité, grâce à laquelle elle décide d’instruire une affaire ou, au contraire, de ne pas donner suite aux plaintes qu’elle a reçues. Viser Google n’était donc pas fortuit : c’est un acte délibéré.

Acte politique, enfin, car le monde étant ce qu’il est, les personnes comptent. Il ne s’agit pas de polémiquer, mais de reconnaître que derrière les décisions, il y a aussi les intérêts et les ambitions des uns et des autres. Mme Vestager, la Commissaire à la concurrence, ne fait pas mystère de ses ambitions : rester Commissaire à la concurrence (ce qui ne s’est jamais produit), voire succéder à Jean-Claude Juncker. Sanctionner Google de la sorte, c’est à l’évidence frapper les esprits et se positionner habilement.

De tout ceci une conclusion émerge. Quoi que l’on puisse penser au fond de la décision Android, il ne faut pas se méprendre : c’est bien une décision politique, qui sert des objectifs politiques. Le droit n’est qu’un outil.

Par Bruno Alomar, economiste, ancien haut fonctionnaire à la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne.

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