Ankara vers le totalitarisme théocratique

L’inculpation massive des intellectuels, écrivains, journalistes et universitaires en Turquie pour cause d’«apologie du terrorisme» ou d’«appartenance à une organisation terroriste», confirme le changement définitif du régime dans ce pays. Le fait que la romancière Asli Erdogan, l’intellectuelle Necmiye Alpay et le journaliste Zana Kaya soient libérés après plus de quatre mois de détention arbitraire ne change rien à cette vérité. Dans son état, la Turquie du président islamiste Recep Tayyip Erdogan, avec près de 150 journalistes en prison, le prouve assez bien. On peut citer Kadri Gürsel, ancien journaliste de l’AFP et membre de l’Institut international de la presse (IPI), qui est en prison depuis deux mois, ou encore le journaliste d’investigation Ahmet Sik, actuellement en garde à vue.

Aujourd’hui, une trentaine de lois menacent la liberté d’expression sous un régime d’état d’urgence, mise en application à la suite de la tentative du coup d’Etat militaire avortée du 15 juillet. Il en va ainsi de la liberté de presse dans ce pays : elle est réduite à néant. Les quelques vrais journalistes toujours en liberté ne savent plus quoi faire avant leur prochaine arrestation et les quelques journaux authentiques à faible tirage qui survivent attendent à leur tour une fermeture inévitable. L’épée de Damoclès du régime est sur la tête de toute sorte d’opposition démocratique.

Protagoniste de la contre-révolution en Turquie, le parti islamiste AKP a donc mis fin à ce processus après quatorze ans de pouvoir : c’est une victoire décisive sur le régime républicain. En asphyxiant toutes les institutions laïques, la Turquie court vers un totalitarisme théocratique. Que l’Europe inactive n’attende pas en vain une sortie du tunnel ou un inattendu redressement de ce pays car il n’y aura pas d’autre étape politique, si ce n’est pour annoncer officiellement une dictature basée sur une nouvelle Constitution que Recep Tayyip Erdogan rêve de mettre sur pied. En dissimulant de façon sournoise son projet politique, le Big Brother sunnite a réussi à bouleverser non seulement un pays tout entier, mais aussi sa région. C’est une sorte de fascisme vert aux couleurs de l’islam qui s’est imposé surtout après le soulèvement du parc Gezi à Istanbul en mai-juin 2013 au prix d’une implacable répression. Ce nouveau régime pathologique est par ailleurs une preuve supplémentaire que l’islam politique et la démocratie ne peuvent coexister. La boucle est bouclée en Turquie après l’écrasement de toutes sortes d’oppositions qui rêvaient d’une vraie démocratie, mais aussi de l’Union européenne. Un pays où le leader, le parti du leader et l’Etat écrasent tout dualisme politique, ignore tout clivage entre la droite et la gauche confirme le glissement vers le totalitarisme.

Mais Erdogan dissimule un autre projet bien plus insidieux : celui de déstabiliser l’Europe et de créer des failles dans sa sécurité.

Il faut le dire clairement : Erdogan déteste l’Europe et sa civilisation. Il le dit haut et fort depuis 1994. Mais l’Occident a préféré voir en lui un «musulman modéré» ; un «démocrate musulman».

Aujourd’hui, tout le monde regarde vers Daech, mais le vrai «cheval de Troie» de l’islamisme dans le monde occidental est la Turquie d’Erdogan qui incarne l’idéologie des Frères musulmans. «La nouvelle Turquie» dont il rêvait depuis longtemps est donc islamiste, sunnite, fasciste, antisémite, raciste et totalitaire. Mais pas seulement, elle est également pan-islamiste. C’est la dernière doctrine de l’Etat turc. Son objectif ultime étant de désorienter l’Europe par le biais d’un islam radical qu’il n’a jamais condamné.

Alors que faire ? En Turquie, une dynamique interne existe, la révolte de Gezi en a été la preuve. Mais le verrouillage de la société par les forces de l’ordre et de la justice est tel que la société n’arrive plus à bouger. Elle résiste contre le pire, c’est-à-dire contre son élimination physique. Tout en restant sur la défensive, elle essaie d’éviter une guerre civile, mais aussi des génocides (contre les Kurdes et les Alévis). Dans ces conditions, reste à l’Union européenne, à son tour, d’activer un mouvement externe avec les opposants et de créer une sorte de synergie. Mais force est de constater l’inertie et l’aveuglement de l’Europe, paralysée par la crise des réfugiés qui la fait se taire face aux chantages d’Ankara.

Aujourd’hui, l’Union européenne doit isoler ce pouvoir fondé sur une idéologie étrangère invasive. Le parti AKP et son leader violent systématiquement le contrat social fondé sur la défense de la république laïque et séculaire pour construire un Etat islamiste. Nous sommes en Turquie comme dans la France des années 40, régis par un gouvernement de Vichyalla turca. En isolant politiquement le pouvoir turc, l’Union européenne ne doit pas pour autant punir le peuple de Turque mais soutenir la société civile dans sa lutte contre le fascisme. Il est essentiel de surmonter la schizophrénie politique d’un pays qui fait partie de l’Europe et de l’Occident. Aidons le peuple turc à se séparer du pouvoir islamique. Erdogan n’est pas la Turquie !

La France, pays des grandes valeurs universelles, peut jouer un rôle d’avant-garde dans cette nouvelle politique et mettre l’Union européenne sur la voie. Car leurs destins sont liés. Le régime turc est dans une phase de dérapage qui peut causer des dégâts majeurs dans une Europe qu’elle voit aujourd’hui comme son ennemi. Elle est en face d’un «second Munich» qu’elle n’a pas le luxe de rater cette fois-ci. La situation est catastrophique. Le temps presse.

Erol Ozkoray, ecrivain et journaliste.

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