Après le gâchis pour l’Ukraine, la Russie et l’Europe, on fait quoi?

Ce n’est pas la guerre, mais c’est déjà une défaite. Une défaite de l’Ukraine qui, croyant chasser l’arbitraire et l’injustice, se retrouve exsangue, déchirée, désemparée et menacée d’amputation. Une défaite de l’Union européenne qui, par son égarement durant la crise et son inconsistance ensuite, a quitté sa vocation pacificatrice pour devenir belligérante. Une défaite de la Russie, qui n’a plus rien à offrir à ses voisins que menace et intervention militaire. Une défaite du bon sens et de l’intelligence en somme, puisque, comme le déplore Henry Kissinger lui-même, tout paraissait si prévisible à qui a pour l’histoire de cette région la moindre considération.

De ce gâchis sur notre continent, la Russie semble la bénéficiaire apparente. Elle peut, si elle le souhaite vraiment, se préparer à une annexion sans coup férir de la Crimée. Voilà des années que le drapeau russe flotte sur les toits de Sébastopol et, même sans la présence des baïonnettes, l’issue d’un référendum d’autodétermination ne fait guère de doutes. Tout ce qui pourra amoindrir l’influence du nouveau régime de Kiev sur la péninsule sera approuvé par une majorité. Les militaires russes seront satisfaits: l’ancrage de leur flotte sera assuré. Et bon nombre de Russes, jusqu’aux confins asiatiques du pays, ne verront dans ce transfert de la Crimée de Tchekhov, des résidences des tsars à Yalta et du théâtre de la résistance héroïque de Sébastopol qu’un juste retour des choses. Une réparation à l’injustice historique de 1991, le signe qu’enfin la Russie a les moyens de riposter.

L’annexion/récupération de la Crimée est une option tentante pour Vladimir Poutine. L’expérience montre que lorsqu’il est convaincu de la mauvaise foi de ses adversaires – et tout indique qu’il l’est – il ne se contente pas d’un retour au statu quo. Les Géorgiens en firent l’amère expérience en 2008, les Ukrainiens pourraient payer un prix plus élevé encore.

Mais la sécession et l’annexion de la Crimée sont-elles réellement dans l’intérêt de la Russie? Excentrée en mer Noire, et séparée des provinces méridionales russes par un détroit, la nouvelle venue ne pourrait être intégrée à la Fédération que par des investissements colossaux. En Ukraine même, la sécession de la plus russophone des régions détruirait le précaire équilibre entre les communautés, marginaliserait durablement les russophones et limiterait sérieusement leurs chances de réel partage du pouvoir à Kiev. La perte d’influence pour la Russie voisine serait d’autant plus grave que l’on peut attendre dans une telle hypothèse une forte polarisation de l’opinion et de l’électorat en Ukraine. Les contentieux entre voisins se multiplieront, chaque transaction sur le gaz sera prétexte à conflit, et c’est à coup sûr contre la Russie et avec l’OTAN, plutôt que pour l’Europe, que l’Ukraine se construira. C’est à une guerre non déclarée que la Russie doit alors se préparer. La flotte de Sébastopol sera-t-elle encore un atout le jour où les forces navales de l’OTAN, invitées par une Ukraine hostile, croiseront à quelques encablures?

Les intérêts légitimes de la Russie ne sont pas de nature territoriale. L’économie globale à laquelle la Russie émergente est désormais partie prenante rend toute «conquête» coûteuse et dérisoire. Les sondages récents en attestent également: les Russes ne veulent pas de guerre, ils sont atterrés par la dégradation des relations avec la nation qui leur est peut-être la plus proche. De son côté, le régime russe ne rêve ni d’empire soviétique ni d’ordre stalinien. Ses dirigeants actuels sont nés du chaos et de l’humiliation des années 90. A leurs yeux, la puissance russe est vulnérable, ils ne veulent pas d’une alliance hostile aux portes de leur pays.

Qu’on le veuille ou non, ce régime est le reflet de la Russie d’aujourd’hui, le produit de son histoire récente. Le démoniser ne fait pas une politique. C’est à ces hantises que les Occidentaux doivent s’adresser s’ils veulent reconstruire une paix durable. En Ukraine, cette Russie peinant à s’extirper d’un XXe siècle cauchemardesque vient de heurter une Union européenne sans boussole ni capitaine au gouvernail. La sécurité de l’Ukraine, de la Russie et de notre continent ne passe pas par une modification de frontière, encore moins par un acte de force. Peu importe où court la ligne de démarcation si de part et d’autre chacun se sent constamment menacé. Pour éviter de perdre la Crimée, comme au bon vieux temps des guerres de canonnières, l’Ukraine gagnerait à adopter un statut de neutralité, qui élimine toute ambition, réelle ou supposée, d’adhésion à l’OTAN. Garantir les droits de ses différentes communautés ethniques et linguistiques ainsi que leur autonomie dans les régions. Et développer ses relations économiques et politiques avec tous ses voisins, sans avoir forcément à choisir son camp. Une Ukraine neutre, démocratique, respectueuse de sa diversité et libre de toute alliance militaire serait une Ukraine apaisée. Et sans doute le meilleur choix possible aujour­d’hui.

Eric Hoesli, journaliste.

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