Après les réactions épidermiques, penser Trump et le monde

Les jugements sur l’Amérique renseignent souvent davantage sur ceux qui les formulent que sur l’Amérique elle-même. Elle est, depuis toujours, le réceptacle de nos espoirs et de nos peurs. Ceux qui rêvent d’une Amérique postraciale et postgenre qu’auraient symbolisée Barack Obama et Hillary Clinton voient en Donald Trump un macho blanc et raciste, lequel fait saliver réacs et xénophobes de tout poil. Ceux qui trouvaient Obama trop mou sur la scène internationale et attendaient un «retour à la normale» du leadership américain dans le monde imaginent un nouveau président ignorant des dossiers et ignorant ses alliés.

Il était tentant de projeter sur Clinton l’espoir d’un rebond de l’Occident malmené. Elle symbolise l’internationalisme libéral interventionniste d’une «nation indispensable», et a été rejointe par nombre de néoconservateurs jadis pro-Bush. C’est bien sa possible élection qui a inquiété Moscou et Pékin, et qui réjouissait Tel-Aviv, même si les républicains sont le parti le plus favorable à la ligne dure israélienne (et au transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem) et le plus hostile aux Palestiniens. Elle ne réjouissait pas à Haïti, où l’activité des Clinton est fort critiquée, ni nombre d’altermondialistes qui se souviennent que c’est Clinton et ses amis de Wall Street qui ont accéléré la dérégulation financière, ont refusé tout garde-fou, et ont profité de la crise asiatique et russe de 1997-1998 pour imposer, via le FMI, toujours plus d’ouverture des marchés de capitaux.

Dans la vitrine d'un magasin de New York, le 9 novembre. Photo Thomas Dworzak. Magnum
Dans la vitrine d'un magasin de New York, le 9 novembre. Photo Thomas Dworzak. Magnum

Si Clinton était trop prévisible et trop prévue, personne ne peut vraiment prédire ce que sera et fera Trump. Il semble rejeter l’Amérique vers un passé scandé par des vagues «nativistes» anti-immigrants (notamment des années 1880 aux années 1920). Les républicains, à la fin du XIXe siècle, étaient déjà les promoteurs du nationalisme économique et du protectionnisme. Donald Trump ressemble au viril Ronald Reagan voulant redresser l’Amérique : lui aussi augmenterait les dépenses militaires et diminuerait les impôts (surtout des riches), quitte à faire encore exploser l’endettement américain et les taux d’intérêt. Mais il rappelle aussi les années 70, et la tentation du partage du fardeau d’une Amérique blessée au Vietnam, affaiblie économiquement, et divisée à l’intérieur.

Comme à la fin de chaque décennie depuis les années 70, les «atlantistes» s’inquiètent bruyamment d’un possible retrait américain, et du retour à un «isolationnisme» qui n’a jamais vraiment existé, sauf dans les années 30. En fait, drogués à l’alliance et à l’hégémonie américaine depuis soixante-dix ans, nous oublions que les Etats-Unis n’étaient pas officiellement nos alliés durant les deux guerres mondiales, et que seul le ralliement de certains républicains à Harry S. Truman, au début de la guerre froide, a permis à Washington de signer des traités en temps de paix. La tradition des Américains n’est pas d’accepter de se soumettre aux traités internationaux et aux organisations internationales, même lorsqu’ils en ont été les promoteurs. Les républicains ont toujours considéré que l’ONU, non dominée par les Etats-Unis et envahie par les Etats non démocratiques, ne devait pas être financée si elle sert à critiquer l’Amérique. Sous George W. Bush, John R. Bolton, que certains voient déjà au Département d’Etat, batailla violemment contre l’organisation.

Nous avons du mal à réfléchir en termes d’intérêts nationaux américains, car nous associons depuis longtemps l’intérêt américain à celui de l’Occident ou du monde libre, voire de l’ordre international. Or ces intérêts pourraient très bien se limiter à la défense de leur territoire, à un équilibre global des grandes puissances avec leur sphère d’influence et leur armement, se partageant une forme de police globale (c’était la vision de Franklin D. Roosevelt), voire à une certaine modération pour sortir d’un cycle de dépenses militaires et de déploiements mondiaux frénétiques un pays surendetté et au dollar fragilisé. Vouloir se rapprocher de la Russie face à Daech peut rappeler l’alliance avec Staline contre Hitler, alors même que Daech est en partie un sous-produit du choix américain de jouer l’islamisme contre l’Union soviétique. Le rapprochement avec la Russie peut être imaginé face à la Chine, au nom d’une unité de «Blancs» face au «péril jaune», qui explique certains rapprochements américano-soviétiques durant la guerre froide, voire sa fin, lorsque le Japon défiait l’économie des Etats-Unis. Déjà, en cette fin des années 80, les Etats-Unis jugeaient que le Japon ingrat ne payait pas assez pour sa sécurité et en profitait pour inonder l’Amérique de ses voitures et semi-conducteurs, et pour tout acheter aux Etats-Unis.

Enfin, nous oublions qu’au-delà des fantasmes de «Grande Stratégie», les politiques sont souvent ambivalentes, si ce n’est incohérentes. Barack Obama fut un peu internationaliste libéral, un peu réaliste, et un peu tenté par la vision très à gauche d’une Amérique privilégiant les réformes internes (le «state building at home» plutôt qu’en Afghanistan) pour pouvoir être de nouveau un exemple pour le monde. Donald Trump naviguera sans doute entre repli isolationniste et nativiste, modération réaliste, affirmation de puissance par l’usage de la force militaire, et pulsions manichéennes de type néoconservateur. Nous avons eu avec Bush l’unilatéralisme dans un monde unipolaire, nous aurons sans doute avec Trump l’unilatéralisme dans un monde multipolaire.

Mais qui sait comment le «deep state», et notamment les pléthoriques appareils de sécurité et les intérêts économiques et financiers américains réagiront à l’élection de Trump, s’ils le suivront ou le contraindront à revenir au «business as usual». Bien des batailles du nouveau président seront internes, et le début de la présidence Obama a montré qu’il est plus aisé de faire changer l’Amérique de casquette que de cap.

Pierre Grosser, professeur de relations internationales à Sciences-Po Paris. Dernier ouvrage paru : Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIsiècle, Odile Jacob, 2013.

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