«Aquarius» : les Européens, le droit et la morale

L’obligation de porter assistance aux personnes en détresse en mer est la plus ancienne des obligations du droit de la mer. Elle incombe d’abord aux capitaines de navire. L’Aquarius, les navires marchands, et les garde-côtes italiens se sont acquittés de cette obligation juridique, née d’un devoir moral auquel l’esprit de solidarité en mer exige de se plier. Mais le droit exige aussi et surtout des Etats de permettre aux capitaines de débarquer les personnes secourues en un lieu sûr et ce dans un délai raisonnable. C’est tout l’objet des amendements à la convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979, dite convention «SAR». Ils furent adoptés en 2004 par l’Organisation maritime internationale (OMI), après le drame du bateau Tampa auquel l’Australie avait bloqué l’accès à ses ports, précisément pour que les océans ne deviennent pas des lieux d’errance des navires en détresse.

Parce qu’ils se partagent la zone de recherche et de sauvetage où est arrêté l’Aquarius, l’Italie et Malte sont les premiers Etats responsables pour trouver un lieu sûr. Malte a la parade juridique facile, se rappelant qu’elle n’avait pas souscrit aux amendements de 2004. Certes, mais faut-il réellement se vanter d’être le seul, parmi les 111 Etats parties à la convention SAR, à avoir refusé aux capitaines de débarquer des personnes en détresse, prolongeant ainsi ladite détresse ?

Du reste, les autres Etats européens, comme Malte, ont une obligation de coopération avec l’Italie pour trouver un lieu de débarquement sûr. Le droit international, comme le droit européen, l’exige. Celle de Malte est d’autant plus prégnante qu’elle est l’Etat dont les côtes sont les plus proches.La France, comme nombre d’autres Etats européens, fait la leçon à l’Italie… pourtant, ses ports sont plus proches que ceux de l’Espagne, et une partie de l’équipage est française. La Belgique, de son côté, s’abrite cyniquement derrière l’absence de port belge en Méditerranée. Le Royaume-Uni, Etat du pavillon, reste étrangement silencieux, comme bien d’autres. Tous contribuent à la violation des droits humains les plus fondamentaux en laissant dériver des rescapés sur un navire surchargé. Apporter de l’eau et des biscuits ne suffit pas à satisfaire les exigences du droit.

L’objectif et l’enjeu de cette dérobade collective ? Empêcher les migrants d’accéder au territoire pour y déposer des demandes d’asile, contourner l’obligation de non-refoulement en mer découlant de la convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951, qui lie, elle aussi, tous les Etats européens. Un quart des 629 personnes à bord sont des ressortissants du Soudan, nombreux étant probablement éligibles au statut de réfugiés fuyant guerre et persécutions. La Libye ne saurait être un «lieu sûr», et l’Italie (qui n’a pas l’exclusivité en la matière) avait déjà été condamnée en 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour sa pratique du renvoi de migrants vers ces côtes où se commettent des crimes contre l’humanité.

Le droit de la mer est encore lacunaire : s’il impose le secours en mer, il n’impose pas expressément le débarquement dans le port le plus proche, contrairement à certaines déclarations du gouvernement français. Il exige, en revanche, qu’un lieu sûr soit fourni dans les meilleurs délais. Après neuf heures d’intervention de transbordement sous les instructions du centre de coordination des secours italiens et sous surveillance de l’armée italienne, l’Aquarius a dû naviguer plusieurs jours et faire parcourir 1 500 kilomètres à des personnes déjà vulnérables. Par ailleurs, le droit des réfugiés interdit leur refoulement (y compris en mer), mais n’impose pas non plus expressément l’accueil sur le territoire. Les Etats européens ont beau jeu de s’engouffrer sciemment dans ces interstices juridiques. Mais droit de la mer et droit des réfugiés se conjuguent dans un objectif : protéger l’humain. Or, dans ce drame quotidien de l’Aquarius, c’est notre humanité à tous qui se perd.

Alina Miron et Bérangère Taxil, professeures de droit à l’université d’Angers, et Emilie Hetreau, chercheure sur l’accueil des réfugiés en Europe.

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