Arrêtons de crier au calife comme on crie au loup

Mémorial sur la Promenade des anglais à Nice en hommage aux victimes de l'attentat, le 16 juillet 2016 Photo ANNE-CHRISTINE POUJOULAT. AFP
Mémorial sur la Promenade des anglais à Nice en hommage aux victimes de l'attentat, le 16 juillet 2016 Photo ANNE-CHRISTINE POUJOULAT. AFP

Le quotidien néerlandais De Telegraaf l’affirmait en couverture de son numéro daté du vendredi 15 juillet 2016 : «L’Etat islamique revendique l’attentat de Nice.» Or rien de tel n’avait eu lieu au moment du bouclage. On peut donc se poser la question : pourquoi le grand journal populiste des Pays-Bas a-t-il menti à ses lecteurs ? Sans doute parce qu’il faut donner des raisons, fussent-elles diaboliques, pour expliquer l’horreur et, en un sens, la contenir : si c’est l’EI, alors on tient le visage de l’ennemi, il est lointain, ce qui est tout de même rassurant, et on peut espérer le vaincre comme on a vaincu autrefois l’ennemi nazi ou les hordes ottomanes devant les murailles de Vienne. La fausse information contenue dans le titre du Telegraaf ne relevait peut-être même pas du mensonge délibéré, mais de l’autosuggestion ou du fantasme. Ne comprenant pas grand-chose au problème, le rédacteur le couvre d’un voile : il y avait le suaire de Turin, il y a maintenant le suaire du pseudo-calife, inutile de chercher plus loin, vous voyez bien, regardez, c’est lui.

Ne pas crier au calife comme on crie au loup

Eh bien, justement, on ne voit rien. L’homme qui a commis ce crime atroce, à Nice, ne venait pas d’un autre continent : il vivait dans la capitale des Alpes-Maritimes. Loin d’être un fanatique illuminé, une sorte d’adepte du Vieux de la Montagne envoyé dans les villes pour y semer la terreur et la désolation, c’était le visage même de la médiocrité, un nobody. Son seul point commun avec les «Assassins» de Hassan Sabbâh est qu’il tâtait, comme eux, du haschich. Drôle de paroissien, si l’on ose dire ; en tout cas ce n’était pas un pilier de mosquée. C’est sa personnalité falote qu’il faut comprendre, c’est cette médiocrité du Mal qu’il faut analyser au lieu de crier au calife comme on crie au loup.

C’est donc un renversement complet de perspective qu’il faut effectuer. La France est en guerre avec l’État islamique, soit, mais ce n’est pas une raison pour tout voir au prisme de cette guerre-là. Au contraire, il faut se demander quels sont les mobiles des terroristes qui lui préexistent. Bien sûr, ce changement de perspective a quelque chose de décourageant : faut-il se mettre dans la tête de chacun d’eux ? N’est-il pas plus simple d’attribuer à un lointain calife la fusillade d’Orlando, au lieu d’aller chercher dans la personnalité torturée de l’Américain Omar Seddique Mateen, l’auteur du massacre perpétré dans un club qu’il fréquentait lui-même, la clé du mystère ? Ce refus de l’analyse individuelle devient parfois caricatural. Un employé se dispute avec son patron, il commet l’irréparable, il le tue : ce qui autrefois aurait constitué un simple fait divers, tragique certes mais sans importance collective et dont personne n’aurait parlé hors du village où il s’est déroulé, devient une affaire planétaire dès lors que ledit employé a pris soin de beugler «Allahou akbar !» avant d’assener les coups mortels. Ce n’est plus lui, l’assassin, c’est le calife.

À vrai dire, ce renversement de perspective a déjà eu lieu au niveau intellectuel. Dans La Peur de l’islam, Olivier Roy a étudié ces jeunes gens bien français, nés dans des familles chrétiennes, et qu’on retrouve en Syrie ou en Irak, soi-disant «convertis» à l’islam. Dans ces cas, la radicalisation précède la conversion. L’islam n’est qu’un prétexte. Il y a là des rebelles à la recherche d’une cause, des déséquilibrés sous influence et des psychopathes. Il est inutile de se focaliser sur la question religieuse. Ce n’est pas en répétant à ces hébétés qu’il y a un islam pacifique qu’on va les convaincre de quoi que ce soit : autant proposer une tasse de camomille à celui qui réclame de la vodka (l’image est de Roy). Ce n’est pas ce que recherchent ces étranges convertis. Leur cas relève de la psychiatrie, de la police et de la justice. Que chacun fasse son travail, sans se perdre dans l’exégèse religieuse.

Gilles Kepel a exploré un autre versant de cette affaire : pourquoi le discours djihadiste est-il tellement «audible» dans les banlieues ? N’hésitant pas à remonter jusqu’à «la marche des Beurs» qui s’acheva en décembre 1983 par la présentation à François Mitterrand de revendications à caractère politique et social. Occasion manquée, selon Kepel : il y a eu dilution «des revendications spécifiques des marcheurs dans un antiracisme à plus large spectre sous l’égide de la petite main jaune de SOS Racisme». On est loin de l’intégration économique et sociale. Les conséquences de ce rendez-vous manqué ont été désastreuses. Une génération entière a grandi dans un sentiment inchangé de marginalisation et de frustration. De là à écouter avec ferveur les prêches de haine sur Internet, il n’y a qu’un pas.

Mettre toute la problématique du Moyen-Orient sur la table

Enfin, il y a les motivations des combattants autochtones de l’État islamique, ceux qui sont sunnites et Irakiens et non pas Bretons en rupture de ban ou enfants d’immigrés maghrébins. Il y a là ce qu’on pourrait appeler un «retour de l’Histoire». Pierre-Jean Luizard, parmi d’autres, l’a analysé dans Le piège Daech. Loin d’être une folie d’un autre âge, une aberration, un anachronisme inexplicable, la proclamation de l’État islamique fut la conséquence de la déliquescence des États de la région. Quelles sont les causes de cette déliquescence ? La destruction de l’Irak par George Bush en 2003, le Printemps arabe de 2011, bien sûr, mais d’autres mécanismes étaient à l’œuvre, depuis au moins un siècle. Il faut remonter jusqu’aux accords Sykes-Picot de 1916, qui trahissaient allégrement les promesses faites aux Arabes et qui ont charcuté toute la région.

Ce renversement de perspective que nous prônons a donc déjà eu lieu au niveau intellectuel. Au tour des politiques de l’effectuer et, par conséquent, de réorienter leurs décisions ! S’il y a trois sources différentes du problème, il faut trois séries de politiques différentes et non plus la seule incantation «sus à la barbarie, au terrorisme, à l’Etat islamique !». Encore leur faudra-t-il avoir le courage de briser un tabou : pour s’attaquer à la troisième racine du problème, c’est toute la problématique du Moyen-Orient, avec toutes ses dimensions, qu’il faut mettre sur la table. On ne le fait plus depuis une décennie, on s’aveugle sur des conflits prétendument locaux, l’Irak, la Syrie, etc. S’obnubiler sur la barbe du pseudo-calife de Raqqa est bien pratique, mais ça ressemble furieusement à la politique de l’autruche. Ce n’est pas comme cela qu’on empêchera de nouvelles tragédies.

Fouad Laroui, Universitaire maroco-néerlandais, écrivain d'expression française. Dernier ouvrage paru : De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, Robert Laffont 2015.

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