Atmosphères de Mekele, ville éthiopienne menacée

A Mekele, dans le Tigré, le 9 septembre 2020. Photo Eduardo Soteras. AFP
A Mekele, dans le Tigré, le 9 septembre 2020. Photo Eduardo Soteras. AFP

Les communications sont coupées ; quelques connexions intermittentes par des lignes satellites permettent d’avoir de rares nouvelles ; la vie suit son court, durement ; les vivres manquent, leur prix atteint des sommets, l’argent est rationné. C’est aujourd’hui que l’ultimatum de trois jours prononcé par le gouvernement avant de lancer son assaut final a pris fin. L’armée avait annoncé qu’elle serait sans pitié.

Les préoccupations exprimées par les partenaires internationaux au sujet des conséquences humanitaires de ce conflit ont suprêmement agacé le pouvoir, rejetant ces interférences étrangères, mais incitant à plus de modération dans les communiqués envers les populations civiles devant se tenir à l’écart des cibles stratégiques. A supposer qu’elles soient connues. A supposer que l’on puisse fuir une ville que l’armée dit avoir encerclée. L’opération finale est présentée comme inexorable. Sa rapidité d’exécution sera la preuve de sa légitimité. Aucune médiation n’est admise, comme aucune trêve humanitaire n’est envisageable sans apparaître comme un désaveu.

Alors, faute de reporters sur place, faute d’images car les batteries des téléphones sont déchargées, imaginons Mekele, racontons un peu cette ville, ses ruelles pavées, ombragées de jacarandas bleus et odorants, l’ambiance semi-campagnarde d’une cité qui n’était encore il y a trente ans qu’une ville de garnison entourée de bourgs rustiques. Originellement Mekele est une plaine fertile, ouverte et venteuse, entourée de légères montagnes, au rebord oriental des hauts plateaux, au point de jonction entre les bastions montagnards et les vallées escarpées du Tigré intérieur et les routes connectées aux autres territoires éthiopiens et au monde extérieur.

Deux châteaux de la fin du XIXsiècle, l’un devenu hôtel d’Etat, au charme désuet et déglingué, l’autre rénové et récemment ouvert au public, rappellent le destin politique de ce lieu qui avait fédéré les entités territoriales du Tigré, avant de devenir le siège du roi des rois Yohannes IV, l’un des souverains qui unifia l’Ethiopie et la protégea de plusieurs agressions extérieures (d’Egypte, d’Italie, du Soudan). Les Tigréens d’aujourd’hui se considèrent comme héritiers de cette responsabilité de défense de la nation et ne comprennent pas l’acrimonie générale à leur encontre. Ils n’ont pas tous été bénéficiaires de la préemption des postes du pouvoir fédéral et des grandes entreprises nationales par l’élite dirigeante et ils se sont même sentis négligés par ceux qui faisaient la pluie et le beau temps à Addis-Abeba ces trois dernières décennies.

Comme partout en Ethiopie, les métamorphoses urbaines ont été rapides. En quelques années, le boom économique encadré par une politique de planification, a favorisé la construction de bâtiments publics : campus universitaires, hôpitaux, aéroport, stade, et la ville s’est étendue par le percement de grandes avenues bordées de buildings aux façades de verre, jusqu’aux périphéries de maisons modestes aux toits de tôle. A l’extrémité de la ville, du côté qui regarde vers l’intérieur du Tigré, une grande colonne de béton à quatre pieds surmontée d’une sphère dorée célèbre les martyrs du mouvement de libération, qui avaient lutté contre la tyrannie militaire nationaliste de Mengistu Haile Maryam, surmonté la cruelle famine de 1984, et emporté la victoire en s’alliant aux autres peuples pour fonder un nouveau projet politique fédéral, long à mettre en place, imparfait, inégal voire inégalitaire, mais proposant de nouveaux mécanismes de correction de déséquilibres territoriaux profonds.

Ville de mémoire, c’est aussi une ville d’insouciance, une ville jeune animée par les vrombissements légers de rickshaws bleu et blanc qui se faufilent partout. Une ville proprette. Chaque trottoir est une terrasse où des petits tabourets sont disposés sans façon, pour y boire un café préparé à l’éthiopienne dans des cafetières en terre cuite. L’espace public y est ouvert, détendu, sans nonchalance, mais avec le dynamisme d’une jeunesse qui espérait pouvoir sortir du sempiternel ressassement des ardeurs guerrières d’autrefois.

Aujourd’hui Mekele est barricadée, repliée sur elle-même, incertaine de l’issue des combats, mais sans rien céder de sa fierté.

Eloi Ficquet. historien et anthropologue spécialiste de la Corne de l’Afrique, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor).

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