Attention, début de révolution en Europe

La proposition franco-allemande d’un fonds de relance de 500 milliards d’euros se situe dans le sillage des décisions inédites prises par l’Union européenne (UE) face à la pandémie. Cependant, c’est moins le montant du plan qui fait date que sa logique : jusqu’à présent, il s’agissait surtout d’abaisser les contraintes et de permettre aux Etats de s’endetter plus facilement mais à leur propre risque. Deux bifurcations majeures apparaissent cette fois :

1. L’UE assume le choix de financer des politiques publiques ambitieuses par une décision politique rapide, en sortant du cadre étriqué des lignes budgétaires pluriannuelles. Elle le fait par son propre budget, qui sera alloué aux territoires et aux secteurs les plus touchés par la crise, indépendamment de la contribution de chaque Etat à ces recettes supplémentaires. Cela signifie que l’augmentation du budget européen, donc de ses ressources fiscales (ce qui, dans le vocabulaire europhobe est appelé «transfert»), n’est plus un tabou. Il s’agit certes d’une décision exceptionnelle prise en réaction un événement exceptionnel. Mais la méthode se prête à une généralisation : il s’agit du budget de l’UE et non de dispositifs extraordinaires de solidarité entre l’UE et un Etat-membre, comme dans le cas de la crise grecque. Le soutien de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, à ce projet est clair et elle l’augmente même d’une proposition de prêt de 250 milliards d’euros supplémentaires montre que les choses sont bien parties, et d’autant plus que, le cadre du Green Deal, lancé et récemment confirmé par la Commission, qui se traduira par des dépenses significatives, crée une nouvelle occasion de propositions budgétaires audacieuses qui bousculeront le train-train des négociations interétatiques.

2. La dépense sera rendue possible grâce à un emprunt levé par l’UE en son nom propre et couvert par des bons du trésor, comme le fait n’importe quel Etat. La capacité de l’Europe à s’endetter directement signifie qu’on sort vraiment, et par la grande porte, du registre du «syndicat de copropriété» dans lequel certains se plaisaient à vouloir circonscrire l’UE. En devenant un acteur financier mondial puissant et sûr, qui obtiendra sans doute des marchés une excellente notation, le gouvernement de l’UE opérera un changement d’ampleur comparable à la création de la Banque centrale européenne : cela relativisera d’un coup les mesures, moins puissantes et moins sûres, prises par les Etats nationaux en matière de dette publique.

«I don’t want my money back»

Ces changements tendront à débarrasser la scène politique européenne des débats sordides sur la «mutualisation» des dettes, qui constituent l’un des effets collatéraux d’un système qui n’assume pas sa dimension fédérale. Lorsque l’on construit une infrastructure contribuant au bien public «mobilité durable» comme le TGV Rhin-Rhône en France, comme il s’agit du budget national, l’Ile-de-France ne demande pas de garanties financières aux régions traversées, alors que, pourtant, ses contribuables sont les premiers contributeurs à un projet qui ne les concerne qu’indirectement. De même, l’origine géographique des contribuables de l’impôt européen qui permettra de rembourser la dette n’aura aucun lien avec la carte des bénéficiaires de ce plan de relance. Cette démarche de bon sens pourrait enfin faire oublier le sinistre «I want my money back» – prononcé en 1979 par la Première ministre britannique, Margaret Thatcher, pour diminuer la contribution du Royaume-Uni au budget européen – car un tel raisonnement deviendrait, dans ce nouveau cadre, totalement incongru.

La prochaine étape devrait être en bonne logique un ajustement du système institutionnel. L’initiative franco-allemande demeure étrange puisque deux Etats interviennent dans le budget d’un troisième, l’Union européenne. Dans son dialogue avec la Commission, il serait logique que le Parlement soit flanqué d’un Sénat, élu par les citoyens européens et respectant les équilibres territoriaux, pour remplacer les actuels Conseil européen et Conseil de l’UE. Cette mise en cohérence augmenterait à la fois l’efficacité et la lisibilité de la gouvernementalité européenne et contribuerait à faire des citoyens européens les acteurs essentiels des choix de politiques publiques, décidés par et pour leur pays, l’Europe.

Une révolution ?

Les grands changements sociaux ont souvent lieu en temps de crise car, par temps calme, les forces conservatrices réussissent plus facilement à organiser la résistance de ceux qui, à tort ou à raison, craignent de perdre quelque chose. C’est tout particulièrement vrai pour l’Union européenne où les Etats disposent institutionnellement d’un pouvoir de blocage qu’ils ne se privent pas d’utiliser.

Après le krach de 2008, il a ainsi fallu attendre des années, entre la laborieuse création du Mécanisme européen de stabilité (2010-2012) et le «quantitative easing» (rachat massif de dettes au secteur financier) de la Banque centrale européenne (BCE) en 2015, pour que des mesures inédites de grande ampleur puissent voir le jour.

En revanche, lors de la pandémie de 2020, l’UE a fait son travail, vite et bien. Dès le 9 avril, en cumulant toutes les mesures prises en incluant les effets de levier, le président de l’Eurogroupe chiffrait l’effort à 19% du PIB de la zone euro, soit plus de 2 000 milliards d’euros.

Comment cela a-t-il pu se faire ? Le dispositif de réaction intégrée en cas de crise (IPCR), dont l’origine remonte au 11 Septembre et au tsunami de 2004, était opérationnel et avait été renforcé en 2018 après les cafouillages de la crise migratoire de 2015. Dès le 2 mars, ce mécanisme a été pleinement activé. Il a permis des décisions fortes de l’UE entre la mi-mars et la mi-avril sur la recherche médicale liée au virus, sur la solidarité avec les pays partenaires les moins préparés, sur l’assouplissement des règles budgétaires des Etats-membres (critères de Maastricht), sur des facilités financières proposées par la Banque européenne d’investissement, sur un engagement colossal de la BCE et sur une réorientation d’une partie du budget européen pour répondre à la crise. Alors que l’UE n’a pas de compétence sur les politiques sanitaires, qui restent une prérogative des Etats seuls, elle a prouvé son agilité et son efficacité dans ses domaines de compétences.

L’augmentation importante du budget (4% du PIB alors que le plafond du 1% entravait jusqu’ici toute initiative d’ampleur) et l’acceptation d’une dette européenne pour la financer représentent un pas en avant spectaculaire.

S’agit-il d’une révolution ? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait, d’une part, que ce principe soit validé par l’ensemble des Etats, ce qui n’est pas encore acquis, et que d’autre part, ce qui n’est actuellement qu’une action de crise entre dans le régime de croisière de l’UE. C’est la prise de position des citoyens européens vis-à-vis de la transformation proposée qui donnera, au bout du compte, son véritable sens à la séquence en cours.

A cet égard, le débat sur la proposition franco-allemande va permettre de préciser l’étiquetage des gouvernements qu’on nomme «frugaux» (ceux d’Autriche, des Pays-Bas, du Danemark et de la Suède). Sont-ils simplement avares ou, au fond, nationalistes ? Si c’est la première réponse qui est la bonne, ils chercheront à diminuer le montant du plan. Si c’est la seconde, c’est le principe même du projet qu’ils viseront.

En tout cas, en qualifiant de «naufrage dangereux» (Jean-Luc Mélenchon) cette «fuite en avant fédéraliste» (Marine Le Pen), les tribuniciens souverainistes français ont bien pris la mesure de l’enjeu. Les Européens font leur histoire en inventant, dans la crise et par la crise, leur Etat. Et cette fois, cela fait événement.

Sylvain Kahn, géographe, professeur à Sciences-Po; Jacques Lévy, géographe, professeur à l'EPFL et à l'université de Reims.Ils ont publié le Pays des Européens chez Odile Jacob en 2019 (19,90 euros). Tous deux sont membres du rhizome de recherche Chôros.

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