Au Brésil, « Bolsonaro a été élu avec une forte proportion de votes des fidèles évangéliques »

S’il est encore tôt pour tirer les conclusions des élections qui viennent de se clore, il est déjà possible de souligner un fait inédit. Pour la première fois depuis plus de deux siècles d’histoire constitutionnelle aux Amériques, l’extrême droite est portée au pouvoir par le suffrage populaire dans un pays du Nouveau Monde (55,1 % des voix, contre 44,9 % pour le candidat de gauche, Fernando Haddad). Le raz-de-marée de la victoire de Jair Bolsonaro et de ses partisans bouleverse la politique brésilienne.

Les élections pour les postes de gouverneur amplifient les secousses du scrutin présidentiel. Treize partis se partageront la direction des 26 Etats et du District fédéral (Brasilia). Avec quatre gouverneurs élus sous son étiquette et cinq autres alliés, le Parti des travailleurs (PT, gauche) sera, pour la première fois, le parti politique dominant dans les neuf Etats du Nordeste. Le Parti social libéral de M. Bolsonaro, quant à lui, n’en a que trois. Mais la majorité des autres gouverneurs – à part ceux du Nordeste – sont des alliés de facto du nouveau président. C’est notamment le cas dans les trois Etats les plus peuplés et les plus riches du pays, Sao Paulo, Rio de Janeiro et Minas Gerais.

Les trois grands partis de la transition démocratique sont les grands perdants de ces élections : le PT de Lula, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) de Fernando Henrique Cardoso et le Mouvement démocratique brésilien (MDB, ancien PMDB), le parti de centre-droit du président sortant Michel Temer, qui finit son mandat avec des taux records d’impopularité. Les fondateurs et dirigeants de ces trois formations furent les principaux vecteurs des luttes politiques et sociales qui ont mis en échec la dictature militaire (1964-1985) et donnèrent lieu à la « nouvelle République » incorporée par la Constitution de 1988, toujours en vigueur. Leur faillite met ainsi en danger les garanties inscrites dans la Constitution la plus libérale et socialement avancée qu’ait connue le Brésil.

La chaîne TV Record, un levier de la victoire

Mais l’avancée de l’extrême droite et la percée de Jair Bolsonaro ont aussi été facilitées par la perte d’influence d’une grande force modératrice et parfois progressiste, l’Eglise catholique. Pendant la dictature militaire, elle joua un rôle décisif dans la protection des mouvements sociaux et des libertés, en contraste avec ce qui se passait dans les autres dictatures d’Amérique du Sud. Depuis, sous l’effet convergent du conservatisme de la Curie romaine et de l’évolution de la société, les évêques se sont faits plus discrets. Troublée par les revendications sociétales touchant à l’avortement et au mariage homosexuel, la hiérarchie catholique fait aussi face à la montée des cultes évangéliques, dont les membres sont devenus le fer de lance de la candidature Bolsonaro. Là réside un autre fait nouveau : pour la première fois, un président est élu avec une forte proportion de votes des fidèles évangéliques. Appartenant à la puissante Eglise universelle du royaume de Dieu, la chaîne de télévision Record fut un des leviers de la victoire du nouveau président.

Lorsqu’on observe les sondages de ces derniers jours, il apparaît que Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs à l’élection présidentielle, a gardé un avantage relatif chez les femmes, les Afro-Brésiliens, les catholiques, les plus pauvres, les 16-24 ans, les moins scolarisés et au Nordeste. Tandis que Jair Bolsonaro gagnait, avec des marges beaucoup plus larges, dans les autres régions et segments sociaux, chez l’électorat masculin, les électeurs évangéliques, les plus riches et les plus scolarisés.

Signe des changements qui s’opèrent depuis le 28 octobre, les administrateurs de la page Facebook du groupe « Professeurs pour la Démocratie », regroupant 113 000 enseignants, viennent de modifier leur statut de groupe fermé en groupe secret : « Ceci est un groupe secret. Seuls les membres peuvent trouver le groupe, voir qui en fait partie et ce qui y est publié », est-il précisé. Peut-être un des thèmes qui seront discutés par le groupe dans les prochains mois aura-t-il pour titre la question suivante : comment en sommes-nous arrivés là, à la veille du bicentenaire de l’indépendance du Brésil, en 2022 ?

Par Luiz Felipe de Alencastro, professeur à l’école d’économie de Sao Paulo-FGV, professeur émérite de Sorbonne Université.

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