Au Brésil, la mise au pas de l’enseignement

Champ de bataille traditionnel de l’extrême droite brésilienne, l’éducation est devenue le fer de lance de la croisade idéologique menée par Jair Bolsonaro depuis son accession au pouvoir. Le Président a annoncé clairement la couleur en nommant Ricardo Vélez Rodríguez, un protégé du chroniqueur réactionnaire Olavo de Carvalho, à la tête du ministère de l’Education : écoles, collèges, lycées et universités doivent être débarrassés au plus vite du «marxisme culturel». Cette nébuleuse aux contours flous, qui recouvre pêle-mêle le politiquement correct, le socialisme, le multiculturalisme, le féminisme et la supposée théorie du genre, constitue depuis longtemps la cible privilégiée du mouvement Escola Sem Partido («école sans parti»), qui milite pour une purge de l’Education au nom de la patrie, de l’ordre social et des valeurs chrétiennes. Depuis l’élection de Bolsonaro, cette mise au pas est devenue une priorité gouvernementale et fait peser de lourdes menaces sur la liberté de l’enseignement, au point de faire renaître le spectre de la censure et des persécutions.

Trois tweets récents du Président ont avivé les craintes des milieux enseignants. Le premier dénonce les investissements massifs réalisés par les gouvernements de Luiz Inácio Lula da Silva et de Dilma Rousseff dans le secteur. Le deuxième opère un glissement vers les contenus : «Tout a été fait à l’envers : les enseignements prioritaires et les montants investis. Pour enquêter là-dessus, le ministère de l’Education, avec le soutien du ministère de la Justice, de la Police fédérale et des organes de contrôle de l’Union, a lancé le Lava Jato de l’Education.» Nettoyer l’éducation au Kärcher en utilisant les méthodes de la lutte contre les scandales de corruptions révélés par l’opération Lava Jato, qui a conduit à l’emprisonnement, sur des bases juridiques extrêmement fragiles, de l’ex-président et candidat Lula il y a tout juste un an : la menace est explicite. Le troisième tweet enfonce le clou : «L’institution a été détournée pour favoriser des intérêts qui ne sont pas ceux du Brésil. Nous savons que cette action peut entraîner des grèves et des mouvements allant à l’encontre des intérêts des Brésiliens.»

Coupes budgétaires et dénonciation des «ennemis de la patrie» vont de pair, permettant au passage de favoriser les intérêts des grands groupes de l’enseignement privé et les milieux évangéliques les plus conservateurs. Les premières mesures du gouvernement témoignent de cette double orientation réactionnaire et néolibérale. Après avoir annoncé une révision des manuels scolaires visant à effacer toute mention de la «dictature militaire», les autorités fédérales ont mis en place une commission chargée d’évaluer les «contenus idéologiques» et d’expurger toutes les références à «l’idéologie du genre» de l’Enem, l’équivalent du baccalauréat. Un examen déjà violemment critiqué par l’extrême droite en 2015 pour avoir intégré des extraits du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir dans une épreuve. Parallèlement, Jair Bolsonaro a supprimé, par décret, 13 710 charges administratives dans l’enseignement public (dont de nombreux postes de direction et de coordination pédagogique, notamment dans les universités fédérales récemment créées dans l’intérieur du pays). C’est toute la politique de démocratisation de l’enseignement mise en place par le gouvernement Lula qui risque ainsi d’être balayée, mais aussi l’héritage de grands pédagogues brésiliens, au premier rang desquels Paulo Freire, référence internationale en matière d’éducation populaire, voué aux gémonies par le nouveau pouvoir. La promotion de l’enseignement à domicile et des collèges militaires, jugés plus propices à la reproduction des valeurs traditionnelles, la réintroduction de l’hymne national dans les écoles lors de cérémonies filmées, l’appel à la délation pour dénoncer les professeurs de gauche annoncent le retour de l’obscurantisme.

Les universitaires que nous sommes recevons déjà de nombreux appels à l’aide de collègues brésiliens : les dénonciations des enseignants «marxistes» prolifèrent sur les réseaux sociaux, et la persécution morale instille un climat de peur qui pousse déjà certains à partir. Le Réseau européen pour la démocratie au Brésil (RED.Br) a reçu des dizaines d’appels à l’aide depuis sa création en janvier. Nos collègues dont les objets de recherche sont particulièrement sensibles craignent à la fois pour leur liberté de travail et leur intégrité. Un enseignant en science politique de l’Université fédérale Fluminense décrit l’atmosphère délétère que les milices font régner aux abords du campus d’Angra dos Reis dans l’Etat de Rio de Janeiro, où des étudiants n’hésitent plus à venir armés. Ses recherches sur les liens entre violence, criminalité et milices factieuses sont à l’arrêt, par crainte de représailles ; il utilise un pseudonyme et envisage de quitter le Brésil. Un autre message offre le récit glaçant des pressions subies par une enseignante d’une petite ville de l’intérieur de l’Etat de Bahia. Photographiée à son insu à la sortie de l’école, son image a été jetée en pâture sur les réseaux sociaux par des mères d’élèves promptes à dénoncer toute parole partisane. Depuis, son «angoisse» et son «infinie tristesse» sont telles qu’elle envisage de renoncer à exercer son métier, pour préserver sa personne et sa famille.

Ces témoignages traduisent la chape de plomb qui s’abat sur tous les échelons de l’institution scolaire au Brésil. Les menaces pousseront certains vers l’exil, qu’ont déjà choisi Jean Wyllys et la philosophe féministe Márcia Tiburi, mais la plupart, faute d’alternatives, seront contraints au silence. Nous ne pouvons rester insensibles devant une telle situation, et il est désormais urgent d’agir aux côtés de celles et ceux qui osent encore défendre au Brésil une école républicaine, inclusive et émancipatrice.

Anaïs Fléchet, membre cofondateur du Réseau européen pour la démocratie au Brésil et Sébastien Rozeaux, membre cofondateur du Réseau européen pour la démocratie au Brésil.

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