Au Brésil, la rancœur de la classe moyenne

Au mois de mai, Lidia Nascimento était à Brasilia. La quadragénaire avait fait plus de dix heures de route depuis Sao Paulo, où elle possède une boutique, pour militer en faveur de l’« impeachment » (la destitution) de la présidente Dilma Rousseff. Campant avec une petite troupe aux abords du Parque da Cidade (« le parc de la ville »), elle dénonçait la corruption et les « mensonges » du Parti des travailleurs (PT, gauche), au gouvernement depuis 2003. « Des communistes ! Des bolivariens ! », disait-elle en dénonçant l’état déplorable des écoles et des hôpitaux publics brésiliens. Lidia Nascimento n’a jamais aimé le PT.

Employée domestique, nourrice puis représentante en produits esthétiques, Dilma Andrade, 38 ans, deux enfants, a voté pour le président Luiz Inacio Lula da Silva en 2003. La croissance et la politique sociale appliquée pendant les années de pouvoir du « gamin du Nordeste » lui ont permis d’acheter une télé, un lave-linge et une maison à Diadema, dans la banlieue de Sao Paulo. Mais depuis 2014, tout a changé. La mère de famille est au chômage, accepte les petits boulots au noir et peine, désormais, à remplir son Caddie rogné par l’inflation. Dilma Andrade ne votera « plus jamais » pour le PT.

Lidia et Dilma appartiennent toutes les deux à cet ensemble sociologique hétérogène qu’est la classe media, la classe moyenne brésilienne. L’une, Lidia, est étiquetée comme « classe moyenne traditionnelle », une petite bourgeoisie installée, dont les revenus mensuels au sein du foyer dépassent 9 000 reais (2 250 euros). L’autre, Dilma, dont le salaire avoisinait 2 500 reais par mois (625 euros) lorsqu’elle travaillait comme nounou, fait partie, avec sa famille, de la nova classe media, la nouvelle classe moyenne, qui a surgi lors des années de croissance spectaculaire observée pendant les deux mandats du président Lula (2003-2010).

La petite bourgeoisie descend dans la rue

Ce phénomène a été abondamment documenté par Marcelo Cortes Neri, professeur de sociologie à la Fondation Getulio Vargas (Rio de Janeiro). « Cette classe moyenne n’a rien à voir avec la middle class américaine que décrivait le président américain ­Richard Nixon : une maison, deux voitures et deux chiens », précise M. Cortes Neri. La classe moyenne brésilienne est plus modeste, plus complexe et plus mouvante. Une population ni riche ni pauvre, qui, en grande partie, nourrit un profond ressentiment envers le PT, éloigné du pouvoir depuis le 12 mai, date de l’ouverture d’une procédure d’impeachment contre Dilma Rousseff.

C’est en majorité la petite bourgeoisie, à laquelle appartient Lidia, qui est descendue dans la rue peu de temps après la réélection de la dauphine de Lula, en 2014. Parmi cette population, le malaise est profond. Un ressentiment d’abord sourd, qui a crû au fur et à mesure de l’expansion économique du ­Brésil, au cours de la précédente décennie.

Paradoxal ? « Lorsque vous êtes sur l’autoroute, qu’il y a un bouchon et que la file à côté de vous se met à avancer, vous vous dites d’abord : “Chouette, je vais bientôt accélérer.” Mais quand votre file continue d’avancer au ralenti, vous finissez par vous énerver », explique Mario Pezzini, directeur du Centre de développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Comme beaucoup dans sa catégorie sociale, Lidia a eu le sentiment d’être sur la mauvaise file. De 2003 à 2014, soit onze années de croissance quasi ininterrompue, le produit intérieur (PIB) par habitant a crû de près de 30 %, indique Marcelo Cortes Neri. Sur la même période, le revenu médian des Brésiliens a progressé trois fois plus que le PIB.

Tout le monde, bien sûr, pourrait s’en réjouir, mais comme sur l’autoroute, l’une des files a avancé encore plus rapidement : dans le même temps, les 10 % des Brésiliens les plus pauvres se sont enrichis quatre fois plus vite que n’a augmenté le PIB. Une partie d’entre eux est sortie de la misère, une autre est venue tutoyer la classe moyenne traditionnelle.

De 2003 à 2013, plus de 40 millions de Brésiliens ont rejoint la nova classe media, tandis que plus de 11 millions ont grossi les rangs de la petite bourgeoisie, explique M. Cortes Neri. Une période bénie : en 2014, 33 % des Brésiliens qui ont pris l’avion au cours des trois dernières années le faisaient pour la première fois et 46 % se sont acheté leur première voiture. Les sans-voix sont devenus visibles sur le marché de la consommation. Mais les infrastructures n’ont pas toujours suivi. Aéroports bondés, embouteillages… La bourgeoisie conservatrice, envahie sur ses terres, a désigné les coupables : les « parvenus » mal fagotés et sans éducation, chaussés de tongs et vêtus de bermudas.

Ce mépris s’est accentué quand le coût des services de la vie courante a augmenté avec la revalorisation du salaire minimum. Les petits-bourgeois qui pouvaient s’offrir les services d’une bonne, d’une cuisinière ou d’un jardinier ont dû réduire leurs exigences. Leur rancune s’est transformée en colère lors de l’appropriation par la nouvelle classe moyenne des symboles hier réservés aux classes supérieures : produits de marques et fréquentation de centres commerciaux chics. Les rolezinho, rendez-vous que la jeunesse de la périphérie de Sao Paulo se donnait dans ces shopping malls, ont choqué, raconte la sociologue Marta Bergamin. « La consommation s’est démocratisée, mais les mentalités n’ont pas évolué. »

La hiérarchie sociale chamboulée

Une partie de la bourgeoisie s’est braquée, ayant aux lèvres cette phrase emblématique du respect de la hiérarchie sociale décrite par le philosophe Mario Sergio Cortella : « Você sabe com quem esta ­falando ? » (« Vous savez à qui vous parlez ? »). Les cadres historiques du PT reconnaissent avoir mal appréhendé ce désarroi, n’avoir pas su faire comprendre à cette classe moyenne traditionnelle qu’elle était elle aussi bénéficiaire de sa politique sociale. « Nous l’avons laissée prendre ses distances », regrette Fernando Haddad, maire (PT) de Sao Paulo.

La crispation d’une population qui s’est sentie rattrapée par l’étage inférieur n’est pas propre au Brésil : la France de 1936 se souvient de l’effroi de la bourgeoisie lors du débarquement sur « ses » plages de ceux qu’elle nommait avec condescendance « les ­congés-payés ». « Un mal-être social fréquent lors du changement du centre de gravité d’une société », observe Mario Pezzini. Au mécontentement de cette frange de privilégiés, nostalgiques du temps où le « petit personnel » était bon marché, s’est ajouté celui d’une partie de la jeunesse issue de la nova classe media, frustrée de la piètre qualité des services publics. Les universités se sont métissées, sans que les transports s’adaptent aux étudiants venus de la périphérie.

En juin 2013, un an avant la Coupe du monde de football, la révolte commence. « Les Brésiliens ont fait comprendre qu’il leur fallait davantage que “du pain et des jeux” », observe Laurent Vidal, historien du Brésil à l’université de La Rochelle. Puis la crise a surgi. Violente, brutale, mettant au chômage plus de 11 millions de Brésiliens et faisant planer le spectre du déclassement. « Ceux qui mangeaient de la viande quatre fois par semaine n’en mangent plus que deux fois. C’est mieux qu’avant 2003, quand ils n’en avaient qu’une fois, mais le sentiment est pire », observe M. Cortes Neri.

Il est insupportable d’avoir touché du doigt le confort pour devoir y renoncer presque immédiatement. Ruda Ricci, sociologue, y voit la preuve que la nova classe media, à laquelle tous les spécialistes en marketing ont voulu croire, n’était qu’un fantasme. Un concept qui ne correspondait qu’à l’enrichissement fragile d’une partie des Brésiliens. Les spécialistes s’inquiètent : le retournement du marché de l’emploi pourrait le remettre en cause, faisant replonger le Brésil dans un passé ­ultra-inégalitaire qu’il ne connaît que trop bien.

Claire Gatinois, journaliste au Monde.

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