Au Brésil, le discours moraliste de plus en plus droitier des élites

Les « extrêmes » seraient-ils en passe de gouverner le Brésil ? A lire l’avis de certains éditorialistes de la presse brésilienne, les deux candidats en tête des sondages, Jair Bolsonaro et Fernando Haddad, seraient « blanc bonnet » et « bonnet blanc ». En raison de leur manque d’engagement supposé vis-à-vis des institutions et des valeurs démocratiques, ils constitueraient l’incarnation de deux expressions d’un extrémisme politique similaire.

Dans ce contexte, faire le choix dès à présent du candidat de l’extrême droite, M. Bolsonaro, afin de faire barrage au Parti des Travailleurs (PT, gauche) de l’ancien président Lula, serait une solution acceptable, notamment aux yeux des milieux financiers, d’une partie de la classe politique, et plus généralement, des élites du pays. A la suite de la montée de M. Bolsonaro dans les sondages, du fait d’une tentative ratée d’assassinat début septembre et de la mobilisation récente des pasteurs des églises évangéliques en sa faveur, la bourse de Sao Paulo a repris des couleurs, alors que le Real a vu son cours augmenter face au dollar.

Depuis, des parlementaires et des candidats aux postes de gouverneurs de la droite, voire du centre, ont déclaré leur soutien à M. Bolsonaro, abandonnant le candidat du Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB, droite), Geraldo Alckmin, qui patine dans les études d’opinion. Ce faisant, ces derniers ont enterré la possibilité de la formation éventuelle d’un front républicain contre l’extrême droite au deuxième tour.

L’image ternie des faux justiciers anti-corruption

Cette équiparation de M. Bolsonaro et de M. Haddad au rang de candidats des « extrêmes » non respectueux des valeurs démocratiques est mensongère : contrairement au candidat de l’extrême droite, le dauphin de Lula n’a jamais remis en question la sincérité du scrutin en fonction du résultat. De manière plus générale, ces amalgames explicitent la fuite en avant du discours moraliste et de plus en plus droitier des élites, qui ont traditionnellement voté en faveur du PSDB, et qui aujourd’hui se tournent majoritairement vers M. Bolsonaro.

Alors que les dirigeants du PSDB étaient censés être des parangons de vertu, l’implication de certains de ses dirigeants dans des scandales de corruption a terni l’image de ces faux justiciers anti-corruption, qui avaient fait de ce discours le cœur de leur message politique à la suite de la découverte du premier scandale de corruption du PT en 2005, le « mensalão », et plus tard, du scandale Petrobras.

Par la suite, leur tentation de revenir aux affaires sans passer par la case élections a été plus forte que le respect des règles du jeu démocratique, contribuant à leur mise à l’index par l’opinion. La remise en question des résultats de l’élection présidentielle de 2014, puis le soutien à la destitution abusive de Dilma Rousseff en 2016, considérée par de nombreux brésiliens comme un coup d’Etat parlementaire, marquent un tournant pour le PSDB, puisque à leurs yeux, ce parti, intégrant désormais la coalition gouvernementale, est devenu coresponsable du bilan du gouvernement Michel Temer.

Rejet de la politique et des institutions

Alors que la crise économique s’est prolongée, le chômage, la pauvreté et les inégalités ont augmenté, les tensions sociales se sont aggravées, contribuant à faire de M. Temer le président le plus impopulaire de la région. C’est dans ce contexte d’augmentation du rejet de la politique et des institutions que s’est construite la popularité de M. Bolsonaro. Ancien capitaine de l’armée, ce dernier a repris à son compte le discours du PSDB, tels que la démonisation du Parti des Travailleurs (PT) et la dénonciation de la corruption, tout en se présentant comme un outsider, malgré le fait d’avoir été élu député depuis plus de vingt ans et d’être à la tête d’une véritable PME politique familiale qui n’a rien à envier à la famille Le Pen.

Contrairement à Donald Trump aux Etats-Unis et à Matteo Salvini en Italie, M. Bolsonaro n’a pas pour cœur de cible les « petites gens » délaissés par la « mondialisation heureuse ». Au contraire, il obtient ses meilleurs scores chez les Brésiliens les plus fortunés et éduqués, alors même qu’il multiplie les dérapages homophobes, sexistes et racistes, qui furent récemment dénoncés lors de manifestations dans tout le pays. Toutefois, sur le plan économique et social, son programme fait la part belle aux privatisations, à la diminution de l’impôt sur le revenu, et à la fin des congés payés ; bref, une mélodie aux oreilles des marchés et des milieux d’affaires.

Naturellement, cette mise à l’épreuve démocratique provoquée par l’ascension de l’extrême droite au Brésil n’épargne pas le PT, qui, en ne mettant pas fin à la relation de promiscuité entre l’argent et la politique et en ne réformant pas un système politique kafkaïen, a contribué à donner pied à ce discours de rejet contre tout et contre tous. Toutefois, le souvenir des acquis sociaux et économiques des années Lula reste présent dans les mémoires des Brésiliens les plus modestes, et c’est sûrement auprès de cet électorat que se jouera l’avenir de la démocratie brésilienne. Voter Haddad ou voter Bolsonaro, ce n’est pas la même chose.

Par Gaspard Estrada, Directeur exécutif de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) de Sciences Po.

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