Au Cameroun, le crépuscule d’une dictature à huis clos

Le président camerounais Paul Biya à l’assemblée générale des Nations unies, à New York, le 22 septembre 2016. Crédits : Carlo Allegri / REUTERS.
Le président camerounais Paul Biya à l’assemblée générale des Nations unies, à New York, le 22 septembre 2016. Crédits : Carlo Allegri / REUTERS.

Au Cameroun, pour qui veut les égrener, les symptômes de la décadence sautent aux yeux et ne cessent de s’accumuler. Arrivé au pouvoir de manière inattendue en 1982 après la démission d’Ahmadou Ahidjo, premier chef d’Etat camerounais, Paul Biya ne fit guère longtemps illusion.

Brutalement ramené à la réalité en 1984 au lendemain d’une tentative sanglante de coup d’Etat qui coûta la vie à des centaines de mutins originaires pour la plupart du nord du pays, il rangea très vite au placard les velléités de réforme dont il s’était fait, un temps, le porte-parole. Puis, s’appuyant en partie sur les dispositifs et techniques de répression hérités de son prédécesseur, il entreprit de mettre en place l’un des systèmes de gouvernement parmi les plus opaques, les plus centralisés et les plus prosaïques de l’Afrique postcoloniale.

A la place d’un Etat de droit, il privilégia un mode de gouvernement personnel dont on constate, trente-cinq ans plus tard, l’étendue des dégâts, alors même que s’esquisse la possibilité d’une dislocation pure et simple du pays.

Pendant longtemps, le drame se joua à huis clos. Tel n’est plus le cas, même s’il faudra sans doute un peu plus que le soulèvement des régions anglophones pour signer une fois pour toutes la fin d’un régime désormais noyé dans ses propres contradictions et acculé à l’impasse.

Gouvernement par l’abandon et l’inertie

Mais la crise s’internationalisant et la pression interne et externe s’accentuant sans cesse, ce qui pendant longtemps fut prestement mis sous le boisseau est désormais étalé sur la place publique.

Presque chaque semaine sont mises en circulation des centaines d’images de citoyens camerounais des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest brutalisés ou tués par les forces de l’ordre dans des conditions atroces. Une colère jusque-là amorphe est, petit à petit, prise en charge par toutes sortes d’acteurs désormais décidés à la politiser.

Comment en est-on arrivé là ? Et, surtout, comment en sortir ?

Est-il vrai que le principal architecte de ce retentissant échec est M. Paul Biya lui-même ? Et si tel était effectivement le cas, la sortie de la crise n’impliquerait-elle pas, ipso facto, le départ de celui que la rue nomme le « grand absent » ? Telles sont les questions que posent désormais, à haute voix, bon nombre de Camerounais.

Encore faut-il aller au-delà de l’individu et prendre l’exacte mesure du système qu’il a mis en place, et qui risque fort de lui survivre.

Car, pour juguler la contestation et consolider son emprise sur ce pays menacé constamment par le risque de paupérisation et de déclassement des classes moyennes, par la fragmentation tribale et le poids des structures patriarcales et gérontocratiques, il n’eut pas seulement recours à la coercition. Il inventa une méthode inédite de gestion des affaires de l’Etat qui combinait le gouvernement par l’abandon et l’inertie, l’indifférence et l’immobilisme, la négligence et la brutalité, et l’administration sélective de la justice et des pénalités.

Pour son fonctionnement quotidien et sa reproduction sur le long terme, un tel mode de domination requérait, entre autres, la miniaturisation et la systématisation de formes à la fois verticales et horizontales de la prédation.

Par le haut, de nombreux hauts fonctionnaires et directeurs ou membres des conseils d’administration des sociétés parapubliques puisent directement dans le Trésor public. Par le bas, mal rémunérées, bureaucratie et soldatesque vivent sur l’habitant.

Les niches de corruption prolifèrent et les activités illégales sont omniprésentes dans toutes les filières bureaucratiques et secteurs économiques.

En réalité, tout est prétexte à détournements et surévaluations, qu’il s’agisse de la gestion des projets, des activités de passation et d’exécution des marchés publics, des indemnisations de tout genre ou des transactions au titre de la vie quotidienne.

Les crédits alloués aux ministères, délégués aux régions ou transférés aux collectivités territoriales ne sont guère épargnés. En trente-cinq ans de règne, le nombre de marchés passés de gré à gré et celui des chantiers abandonnés se compte par centaines de milliers. En 2011, un document de la Commission nationale anti-corruption estimait qu’entre 1998 et 2004, au moins 2,8 milliards d’euros de recettes publiques avaient été détournés.

L’impossible révolte par les urnes

La démocratisation du droit de ponctionner est telle que la corruption sévit à tous les niveaux de la société. Une partie du tissu social et culturel s’articulant non pas autour d’institutions impersonnelles, mais de rapports sociaux privatisés, marchandage et micro-arnaque sont devenus la norme. La corruption est devenue un véritable système de redistribution sociale en même temps que le facteur structurant des inégalités entre régions et tribus.

L’instrumentalisation des institutions étatiques et de toute parcelle de pouvoir et d’autorité a des fins personnelles, familiales et tribales étant devenue la règle, la lutte politique est réduite à une lutte pour l’accès aux gisements de corruption. Les rapports de faveur priment sur la loi. Tout, systématiquement, peut être vendu ou acheté. D’où l’étiolement de toute notion de service public.

Vexé ou lésé, l’on ne peut que rarement faire appel à la loi. L’Etat de droit n’étant qu’une fiction aux fins de propagande externe, seule compte la volonté du prince, qui fait force de loi, et celle des puissants dont les citoyens ne sont que des créatures.

On mesure aujourd’hui à quel point ce régime de ponction généralisée et d’abandon a fini par faire de l’Etat une menace contre laquelle individus et communautés locales cherchent à se protéger, faute de pouvoir à leur tour l’utiliser comme un moyen de survie, d’ascension sociale ou d’enrichissement. Intégrés au fonctionnement quotidien de la société et des institutions, la corruption et les instincts tribaux empêchent toute auto-organisation populaire durable et annulent toute possibilité d’une révolte par les urnes.

M. Paul Biya n’est pas seul responsable de la situation dans laquelle se trouve le pays.

A coups de nominations et de prébendes, il a, au cours des trente-cinq dernières années, engrangé le soutien d’une protobourgeoisie essentiellement parasitaire, faite d’éléments issus de la bureaucratie, de l’armée, des sociétés parapubliques, des élites politiques traditionnelles, de multiples réseaux parallèles souvent occultes et de quelques « princes de l’Eglise ».

Grâce au travail de sape de ces réseaux prédateurs, l’on a aujourd’hui affaire à une société épuisée, dont les ressorts rationnels ont été cassés, tandis que la propension aux croyances magiques et à la pratique de l’occultisme a été décuplée. Une grande partie de l’énergie sociale est investie par les églises charismatiques, les cultes à mystère et les pratiques d’éblouissement, lorsqu’elle n’est pas dépensée dans d’interminables veillées de prière, la chasse aux démons et les innombrables procès en sorcellerie.

Le mythe de la « colonisation heureuse »

Fondé sur une conception mythologique des bienfaits supposés de la colonisation britannique, le nationalisme anglophone, fait de repli et essentiellement victimaire, n’est qu’une traduction parmi d’autres de cette lassitude.

Il ne repose pas seulement sur l’idée d’un peuple et d’une société anglophones qui se distingueraient des francophones du seul fait d’avoir été dominé par un maître différent de tous les autres. Il s’agirait également d’un peuple dont la principale caractéristique serait d’avoir été dupe, trompé et manipulé.

Dans un geste paradoxal de rétrocélébration de l’asservissement, les tenants de la sécession entretiennent le mythe d’une « colonisation heureuse » avec laquelle il s’agirait de renouer en rompant unilatéralement avec leurs congénères.

Ils veulent faire croire que moins d’une quarantaine d’années de fréquentation indirecte auraient fait de nos compatriotes d’outre-Moungo un peuple ayant plus d’affinités avec les sujets de Sa Majesté la reine d’Angleterre qu’avec leurs voisins historiques : les Bamiléké, les Bamoum et Tikar de l’Ouest et du Nord-Ouest, ou les ensembles côtiers du Sud (Bakweri, Bakossi, Douala, Batanga).

L’Histoire d’avant la colonisation n’existerait pas, celle au cours de laquelle l’ensemble de la région était structurée par une chaîne de sociétés relativement distinctes, mais communiquant entre elles par le biais du commerce, des échanges religieux et linguistiques, voire des liens de parenté. Seule l’histoire coloniale britannique conférerait une identité. Ce qui suppose, pour les besoins de la cause, de mettre convenablement sous le boisseau l’épisode allemand qui dura plus de trente ans (1884-1918).

La faiblesse intellectuelle du mouvement sécessionniste nonobstant, il existe, pour des raisons d’ordre historique et juridique, une singularité de la question anglophone. La reconnaître est un préalable à toute résolution du conflit. La colonisation a en effet laissé en héritage deux modèles de gouvernement. D’un côté, le modèle commandiste français et, de l’autre, le modèle coopératif anglo-saxon, dont l’indirect rule – loi – était la formule typique.

La francophonisation de l’Etat, des institutions et de la culture politique sur le modèle du commandisme est bel et bien l’une des raisons qui ont conduit à l’impasse actuelle.

Affiche de campagne électorale à Yaoundé en 2011, à l’issue de laquelle Paul Biya a été élu pour la quatrième fois consécutive président du Cameroun. Premier ministre depuis 1975, il a accédé au poste suprême sans élection après la démission du président Ahmadou Ahidjo en 1982. Crédits : Akintunde Akinleye / REUTERS.
Affiche de campagne électorale à Yaoundé en 2011, à l’issue de laquelle Paul Biya a été élu pour la quatrième fois consécutive président du Cameroun. Premier ministre depuis 1975, il a accédé au poste suprême sans élection après la démission du président Ahmadou Ahidjo en 1982. Crédits : Akintunde Akinleye / REUTERS.

Comment expliquer, en effet, l’absence relative des anglophones aux postes-clés du gouvernement et leur faible représentativité dans les grandes instances du pouvoir depuis la réunification ? Que dire de la politique forcenée d’assimilation qui a abouti à la quasi-abolition de leurs systèmes juridiques et d’éducation et à la minoration de la langue anglaise dans la gestion quotidienne de l’Etat et de ses symboles ? Et, puisqu’on y est, quels bénéfices concrets les anglophones ont-ils tiré de l’exploitation du pétrole dont les principaux gisements se trouvent sur leur partie du territoire ?

« Défrancophoniser »

Pour le moment, le pays est au bord de la rupture. Dans l’Extrême-Nord, la guerre d’usure menée par Boko Haram contre les populations civiles et les troupes régulières continue de prélever son lourd tribut en vies humaines tout en saignant le Trésor public.

Le long de la frontière centrafricaine se greffe progressivement un vaste corridor sillonné par des milices. Ponctions et trafics de toutes sortes – y compris l’or et le diamant – alimentent un marché de la violence d’assise désormais régionale.

Pour le reste, l’accoutumance progressive à des épisodes sanglants – qu’il s’agisse des fréquents attentats contre les civils au Nord, ou des tueries à répétition dans le cadre de la militarisation de la zone anglophone – est fort avancée.

La possibilité d’une révolte par les urnes étant presque nulle, l’hypothèse d’une lutte armée fait de plus en plus l’objet de débat au sein de groupuscules radicaux, de plus en plus nombreux notamment au sein de la diaspora anglophone.

Pour sortir de la logique de l’engrenage, il faut entreprendre, sciemment, de « défrancophoniser » l’Etat, c’est-à-dire d’en achever la décolonisation.

La dissidence anglophone a choisi de formuler ses revendications historiques en des termes identitaires plutôt que dans des termes relativement plus universels qui auraient permis de revisiter la question nationale dans la perspective d’un véritable Etat panafricain, démocratique et multiculturel.

En formulant ses revendications en termes identitaires – et à l’intérieur d’un paradigme purement colonial –, elle n’a pas su s’attirer la sympathie des citoyens africains qui ne se reconnaissent ni dans la britannité, ni dans la francité.

Le véritable problème national camerounais est celui de la décolonisation de l’Etat, de sa transformation en Etat de droit et de sa radicale démocratisation. Le Cameroun n’a besoin ni d’un Etat francophone, ni d’un Etat anglophone, mais d’un Etat panafricain décolonisé, multiculturel, multilingue, et démocratique.

Imprimé sur des coupons de tissu, « Son Excellence Paul Biya, Président national, du PDPC, Chef de l’Etat » camerounais depuis 1982. Crédits : Akintunde Akinleye/REUTERS.
Imprimé sur des coupons de tissu, « Son Excellence Paul Biya, Président national, du PDPC, Chef de l’Etat » camerounais depuis 1982. Crédits : Akintunde Akinleye/REUTERS.

Une partie de l’opinion anglophone estime que la constitution camerounaise ne garantit plus ni les moyens de leur développement, ni la protection de leur identité, encore moins l’avenir de leurs enfants. Elle estime ne tirer aucun bénéfice de son appartenance au Cameroun qui justifierait le maintien du lien. Devant ce constat et la répression en cours, beaucoup ont conclu qu’il ne leur restait plus qu’à se constituer en Etat souverain.

Sont-ils prêts à payer le coût, sans doute exorbitant, d’une sécession ?

Contruction d’un nouvel Etat

L’option de la sécession écartée, reste celle de la refonte de la forme Etat. Une telle refonte passe par la réforme de la Constitution et des institutions. En effet, la seule façon d’éviter la sécession et de sauvegarder l’unité du pays est la mise en place d’une régionalisation authentique et radicale, voire d’une fédération élargie, fonctionnant selon le principe du gouvernement coopératif.

Une nouvelle Constitution fixerait le champ de compétence des régions. Pour assurer leur autonomie, celles-ci disposeraient, par exemple, de conseils élus et pourraient être chargées de domaines tels que l’éducation, les institutions municipales, une partie de l’architecture juridique reformée et les travaux publics.

Une nouvelle répartition fiscale permettrait aux communautés locales de bénéficier de l’exploitation des ressources du sol et du sous-sol local. Un système de péréquation permettrait de veiller à l’équilibre entre les régions nanties et les régions moins prospères.

Une Charte des droits et des libertés constituerait le socle d’un véritable Etat de droit. La construction de ce nouvel Etat de droit passerait par un rajeunissement significatif du personnel politique et par la réorganisation des modes de désignation des magistrats, des membres de la Cour suprême, du Conseil constitutionnel et de l’instance chargée de l’organisation des élections, le but étant d’en garantir l’indépendance.

Resterait le problème de la réconciliation nationale. Celle-ci implique une reconnaissance officielle de l’héritage du nationalisme camerounais historique.

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand. Son dernier ouvrage, Politiques de l’inimitié, a été publié aux Editions La Découverte.

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