Au-delà de la révolte en cours, l'avenir de plus en plus incertain de la Libye

Alors qu'en Tunisie et en Egypte, les mouvements de révolte ont abouti au départ des pouvoirs en place, en évitant de véritables affrontements armés et en limitant de ce fait le nombre de victimes, la rébellion contre le régime du Colonel Qadhafi, au fur et à mesure des affrontements, prend de plus l'allure d'une guerre civile dont on peine à entrevoir une sortie.

Il en résulte une grande incertitude sur la suite des évènements en cours, et même si l'on doit considérer que le régime actuel n'a pas d'avenir et ne survivra pas à son fondateur, on ne peut qu'être pessimiste quant à la période qui suivra.

Pour l'instant, et à rebours des reportages partisans et tronqués diffusés par la chaîne Al-Jazira, le temps joue en faveur du chef de la Jamahiriya, alors que l'élan de la révolte, pour spectaculaire qu'il ait été, apparaît stoppé sinon refluant.

Il est particulièrement intéressant d'analyser sous un angle géostratégique l'état des rapports de force sur le terrain militaire et au niveau des grandes régions qui, en dehors de la capitale, structurent le pays.

LA CYRÉNAÏQUE, FOYER ENDÉMIQUE DE CONTESTATION ET POINT DE DÉPART DE LA RÉBELLION

Région très excentrée par rapport aux principaux bastions du pouvoir libyen, concentrés au centre et à l'ouest du pays, mais aussi sur le plan culturel, la Cyrénaïque constitue de longue date un foyer d'irrédentisme contre le régime de Tripoli, dont les dernières manifestations d'envergure ont été la rébellion du Jebel Akhdar, violemment réprimée en 1996, et les émeutes de Benghazi en 2006.

La question est de savoir pourquoi la situation a-t-elle basculée au cours des dernières semaines ? Il est bien évident que les évènements de Tunisie puis d'Egypte ont été le déclencheur, mais la situation locale était devenue particulièrement détériorée et en fin de compte explosive. Jusqu'à présent, le pouvoir était parvenu à gérer la contestation et le maintien de l'ordre s'opérait à deux niveaux. D'un côté, la petite délinquance était gérée par les forces locales de police, d'autre part, toutes les formes de contestation, le cas échéant politique, étaient réprimées par des moyens militaires. Les risques récurrents de contestation avaient conduit le pouvoir libyen à prépositionner des bataillons de sécurité et des matériels militaires lourds à proximités des aéroports de Cyrénaïque, ce qui explique que les récents combats se soient concentrés autour de ces derniers.

Ce dispositif, qui n'a pas pu bénéficier de renforts venus de l'ouest du pays, compte tenu de l'éloignement (1 300 km), n'aura pas suffit à contenir les insurgés, une partie des bataillons loyalistes étant repartis à l'ouest, tandis que les autres rejoignaient le mouvement de révolte. Une reprise du contrôle de cette région par le régime de Tripoli semble aléatoire, compte tenu du – relatif – consensus local pour le rejeter.

LE FEZZAN, BASTION STRATÉGIQUE DU SYSTÈME QADHAFI

Cette vaste zone au centre-sud de la Libye, qui reste aux mains du colonel Qadhafi, constitue pour son régime un véritable fief stratégique. Elle apparait en premier lieu comme le triangle d'implantation des trois grandes tribus de la région qui sont traditionnellement proches du pouvoir : les Qadhafa, dont est issu le Guide, les Megarha, à laquelle appartient Abdallah Senoussi, homme clef de l'appareil sécuritaire et beau-frère de Qadhafi, et les Ouled Slimane. Elle est par ailleurs, à partir notamment de la principale agglomération, Sebha, la porte d'accès à l'Afrique sahélienne. Cette localité de première importance stratégique dispose en outre d'un grand aéroport et d'une importante garnison militaire. Les autorités en charge de la sécurité locale ont jusqu'à présent contrôlé et exploité à leur profit l'accès des migrants clandestins venant d'Afrique subsaharienne (comme celles de la Tripolitaine "géraient" les flux sortant en direction de l'Europe). Ce dernier paramètre explique que des centaines de milliers d'Africains soient actuellement bloqués en Libye, cette situation constituant un risque de crise humanitaire majeure à court terme.

DES CAPACITÉS MILITAIRES LIMITÉES MAIS RÉELLES, DERNIER ATOUT DU RÉGIME

Les forces armées libyennes se caractérisent par leur faible visibilité et l'opacité de leur organisation. Elles ne possèdent en outre pas d'esprit de corps, ni de système véritablement hiérarchique, ses cadres étant pour la plupart mus par des considérations d'intérêt et d'enrichissement personnels. Les membres de la tribu du Guide – les Qadhafa – occupent une place prépondérante parmi le corps des officiers, mais il existe des exceptions où des commandants militaires sont nommés dans la région d'où ils sont originaires.

Elles se structurent grosso-modo sur quatre niveaux :

  • Le "Peuple en armes", sorte de conscription ne concernant en fait que 10% de la population, et ne disposant pas… d'armes.
  • L'armée de terre, regroupant des unités plus ou moins régulières, dont les capacités opérationnelles sont très théoriques (la part des armes " non stockées " n'excédant pas 10% du total…)
  • Les gardes prétoriennes, qui ont pour mission première la protection du régime. Ayant été dissoutes dans l'est à la suite de l'insurrection, le restant constitue l'essentiel des effectifs engagés contre la rébellion. Son noyau principal est formé des trois gros bataillons blindés de la garde rapprochée du colonel Qadhafi à Tripoli et à Syrte, regroupant au total entre 15 et 20 000 hommes.
  • L'armée de l'air, disposant d'un commandement séparé du reste des forces, de moyens limité, et dont les cadres ne bénéficient d'aucun entraînement. En dehors de ce cadre officiel, le colonel Qadhafi a distribué des quantités considérables d'équipements militaires aux Toubous lors des guerres avec le Tchad. Il arme actuellement ses partisans et a les moyens de payer des mercenaires, avec le soutien éventuel de dirigeants africains. Enfin, il entretient des relations étroites avec certains Etats comme la Serbie – mais pas avec des pays arabes – dont des ressortissants servent comme pilotes d'avions.

La configuration des rapports de force militaires sur le terrain rend la partie difficile pour les insurgés, le régime de Tripoli ayant engagé ses unités d'élites pour reprendre les villes aux mains de l'insurrection, alors même que l'on ne voit pas très bien comment celle-ci pourrait reconstituer une force armée. Or, la solution à la crise actuelle se réglera, militairement parlant, essentiellement par les combats terrestres.

Ce dernier paramètre doit être pris en compte dans la faisabilité et la pertinence d'une zone de non survol afin de protéger les populations civiles. Celle-ci en effet ne pourrait pas tout régler, sur un territoire grand comme deux fois et demi la France, et demanderait des moyens énormes pour figer la situation militaire et sécuritaire. On peut par ailleurs douter de la dangerosité de l'aviation libyenne, au regard des opérations aériennes menées ces derniers jours.

UN RÉGIME CONDAMNÉ À TERME ; UN ETAT À L'AVENIR TRÈS INCERTAIN

Des observateurs attentifs de l'actuel régime libyen estimaient depuis plusieurs années la succession de son fondateur porteuse de risques importants. La renonciation par Tripoli fin 2003 à ses armes de destruction massives, prélude à sa pleine réintégration au sein de la communauté internationale, avait été perçue quelque peu hâtivement, en particulier dans les pays occidentaux, comme l'amorce d'une sorte de perestroïka à la libyenne. Dans les faits, il apparaissait clairement que le système politique mis en place et incarné par le colonel Qadhafi, n'avait changé ni dans ses fondements ni dans son fonctionnement.

Le Guide avait toutefois su faire jusqu'à présent preuve de pragmatisme, achetant par son geste de 2003 une respectabilité internationale à bon compte. En dépit de son caractère fantasque et de son côté illuminé, il a su parfois faire preuve d'une vision et d'un sens politique affirmés. En outre, il connait bien son pays, à la différence de ses fils, détestés par la population.

S'il ne fait aucun doute que son régime ne lui survivra pas – il n'existe pas en son sein d'oligarchie comme c'était le cas en Irak avant 2003 – il dispose pour le moment des moyens de se maintenir au pouvoir, et seule une insurrection massive de Tripoli pourrait conduire à son renversement. Alors qu'une évolution vers une situation à mi chemin entre guerre et paix semble possible, la question se pose de la loyauté de son cercle rapproché, dont le sort est en principe lié au sien, mais jusqu'où ? Pour le moment, au-delà des appuis tribaux traditionnels du régime, des puissantes tribus comme les Zwai et les Warfalla ménagent l'avenir en ne prenant pas parti pour l'un des camps.

a question sur le devenir de l'Etat libyen est plus problématique. On constate d'ores et déjà un ostracisme et une méfiance croissante - s'ajoutant à des différences culturelles – entre les habitants de l'est et ceux de l'ouest, et cette ligne de fracture va aller en augmentant. Il sera dans ce cas de plus en plus difficile de reconstruire une unité nationale et une volonté de vivre ensemble. A moins d'imaginer la mise en place d'un système fédéral, on peut considérer que la Libye, qui date seulement de 1952, a probablement vécu dans son format actuel.

Une partition du pays serait pour autant difficilement viable, et rendrait problématique –même si les insurgés de l'est paraissent en mesure de faire fonctionner les infrastructures pétrolières - ne l'exportation des hydrocarbures, qui demande un minimum de pouvoir centralisé (1,6 M barils par jour de pétrole). Le contrôle de cette ressource est vital pour un pouvoir quel qu'il soit, et explique les affrontements violents autour des terminaux et raffineries de Ras Lanouf et Brega.

Enfin, les paramètres religieux, s'ils ne sont pas apparus en termes d'affichage et de revendication au sein du mouvement de révolte, sont à prendre en compte, sachant que le champ religieux libyen reste mal connu. Le colonel Qadhafi, après avoir fait table rase des confréries, les avait réhabilités en même temps que les tribus à partir de 1977.

Quant à la mouvance islamiste, elle a été fortement réprimée par le régime, qui, comme en Tunisie, ne lui laissait aucun espace d'expression et de visibilité. Le principal mouvement jihadiste du pays – le Groupe Islamiste Combattant Libyen – qui avait rejoint officiellement Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) – a été réprimé avant de voir ses principaux dirigeants emprisonnés faire l'objet en 2010 d'une politique d'amnistie de la part du régime. Enfin, l'islamisme politique légaliste ou contestataire, exerce une influence indéniable auprès des populations paupérisées de certains quartiers, mais le rigorisme religieux qu'il prône n'appartient pas vraiment à la culture libyenne.

La présente analyse a été exposée par Patrick Haimzadeh, expert de la Libye, dans le cadre de réflexions menées à l'Irsem sur les événements en cours et leurs conséquences possibles sur l'avenir de ce pays et son environnement stratégique.

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