Au Liban, rétropédalage saoudien

A en croire les déclarations des responsables saoudiens, comme les analyses de la presse saoudienne et de celles du Golfe, la démission forcée de Saad Hariri visait à créer un choc salutaire. En sortant le principal leader de la communauté sunnite du gouvernement libanais, l’Arabie pousserait les sunnites, gonflés à bloc par un soutien saoudien réitéré avec éclats, à choisir la confrontation avec la communauté chiite, et plus spécifiquement le Hezbollah.

On se rappelle que le Hezbollah et le Courant du futur (parti de Hariri) étaient arrivés, il y a un an, à un accord établissant lignes de partage du pouvoir et seuils d’influence au Liban. Couronné par l’élection à la présidence du chrétien Michel Aoun, ce compromis avait mis fin à deux années de blocages institutionnels et de tensions confessionnelles. La nomination de Hariri à la tête du gouvernement faisait partie de cet accord. Depuis, l’animosité entre sunnites et chiites s’était calmée, et la classe dirigeante avait pu s’atteler davantage à la gestion du pays, à commencer par l’organisation des élections législatives en mai 2018, systématiquement repoussées depuis cinq ans.

Pourtant, la démission surprise de Hariri n’allait pas avoir les résultats escomptés. Non seulement les militants sunnites et chiites sont restés calmes, mais la classe politique, y compris au sein du camp de Hariri, déplorait en chœur cette démission. Les sunnites, loin de se ranger à l’appel de Ryad, se rebiffaient contre le patron saoudien. A Tripoli, capitale sunnite du nord, les habitants n’ont pas hésité à brûler des posters géants du nouvel homme fort de l’Arabie, le prince héritier Mohammed ben Salmane. Et Nouhad Machnouk, ténor du Courant du futur, tançait Riyad au nom du parti en déclarant que «les Libanais ne sont pas un troupeau de moutons, le Liban un lopin de terre, dont la propriété passerait de main en main au gré des contextes».

Le levier sunnite libanais refusant de fonctionner, les Saoudiens ont alors exploré d’autres options. Dans les jours qui se sont écoulés, la classe politique israélienne et les chancelleries occidentales fuitaient l’information que Riyad avait approché Tel-Aviv pour organiser une opération militaire contre le Liban-Sud (chiite). Proposition déclinée par Israël, qui a probablement retenu la leçon de sa défaite durant la guerre de trente-trois jours en 2006. Israël avait alors mené une campagne de bombardements intensifs sur le Liban-Sud, appuyée dans les derniers jours par une invasion terrestre de 40 000 hommes, pour défaire le Hezbollah, qui venait d’enlever deux soldats israéliens à la frontière (mais sur le territoire libanais, d’après la Finul). La commission Winograd, chargée en Israël d’enquêter sur cette défaite, avait provoqué une série de démissions fracassantes au sein de l’état-major des armées, comme du gouvernement.

D’autres rumeurs ont alors colporté l’idée que Riyad se préparait à mener seul une campagne de bombardements au Liban, sur le modèle du Yémen. En réalité, ce scénario est impossible : aucun des pays que l’aviation militaire saoudienne aurait à survoler pour arriver jusqu’au Liban - Irak, Syrie, Israël ou même Jordanie - n’ouvrira son espace aérien à la machine de guerre saoudienne. Les gouvernements occidentaux ayant choisi d’apporter leur soutien à Hariri en martelant leur «attachement à la stabilité» du Liban, le royaume a dû se rendre à l’évidence : forcer Hariri à la démission était une mauvaise idée, d’où le rétropédalage de ces dernières jours.

L’entretien accordé dimanche soir à Saad Hariri à sa propre chaîne de télévision depuis Riyad avait pour objectif de tenter un premier pas dans la désescalade. Il soutenait qu’il n’était pas retenu en otage en Arabie Saoudite, qu’il rentrerait au Liban «dans deux, trois jours». On sait depuis qu’il fera une première escale en France suite à l’invitation d’Emmanuel Macron. Mais tout aussi important : Hariri donnait à entendre que son choix de démissionner n’était pas définitif évoquant les élections du printemps et une possible candidature au poste de chef du gouvernement.

La suite des événements tient, en grande partie, à l’attitude du Hezbollah, arbitre du jeu interne libanais. Va-t-il considérer que Hariri est un maillon faible, imprévisible et donc difficile à gérer, et ne pas le reconduire à son poste ? Ou va-t-il considérer que le coup d’éclat saoudien a paradoxalement eu l’effet «positif» de faire comprendre à Riyad que sa politique maximaliste est dangereuse ? Une chose paraît sûre : si Hariri est à nouveau admis à présider le gouvernement, l’Arabie Saoudite elle-même devra, d’une manière ou d’une autre, garantir qu’elle ne cherchera plus à déstabiliser radicalement le Liban. Sans ça, aucun de ses clients sunnites libanais ne pourra espérer diriger le prochain gouvernement.

Aurélie Daher, politologue et historienne arabophone, enseignante à Sciences-Po et à l’université Paris-Dauphine (Irisso).

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