Au Maroc « s’installe un cercle vicieux liberticide »

Descartes n’est pas marocain est le titre du livre de Philippe Brachet, ancien coopérant français à Rabat. Il y explique le développement du sous-développement au Maroc, sous-titre du livre, par « le climat de violence et de frustration dans lequel le jeune Marocain est souvent élevé et qui lui construise une personnalité de type névrotique ou paranoïaque ».

Depuis 1982, date de parution du livre, la frustration perdure au sein d’une jeunesse, majoritaire, qui a souvent pour seule aspiration celle de quitter un pays où les services publics sont défaillants et où l’ascenseur social bloqué. Leur violence, latente, risque d’éclore à tout moment face à un Etat qui ne tient la barre que par le prisme sécuritaire, dont l’efficacité est discutable en réponse à des jeunes connectés en permanence au reste du monde. C’est dire la délétère atmosphère qui règne aujourd’hui sur le royaume.

Ce 16 avril, la cour d’appel de Casablanca a confirmé le jugement de dissolution d’une association culturelle, Racines. Le ministère de l’intérieur lui reproche d’avoir hébergé, en août 2018, une émission libre de ton, diffusée sur YouTube, où des convives conversent sur les politiques publiques autour d’un dîner animé par deux « cons », d’où son titre « 1 dîner 2 cons ».

L’affaire aurait pu rester anecdotique avec un haut fonctionnaire qui s’énerve. Des trublions avaient osé émettre, à l’encontre de son ministère de tutelle, des critiques. D’autant plus difficiles à digérer quand l’émission a totalisé plus d’un demi-million de vues sur Internet et que la pétition, lancée par des amis de l’association contre la dissolution de Racines, a été signée par des soutiens comprenant des noms illustres tels que Noam Chomski, Ken Loach, Leïla Slimani, Mathieu Kassovitz, Gilbert Achcar…

Un engrenage infernal

Ce n’est plus de l’anecdotique quand l’Etat se venge de toute tentative d’évaluation de politiques publiques, en punissant la liberté d’expression et d’association. « En cherchant à dissoudre l’organisation qui l’a hébergée, les autorités envoient un message glaçant aux journalistes et commentateurs critiques, qui se font de plus en plus rares au Maroc. Et ce message est : “Taisez-vous !”», déclaraient Amnesty International et Human Rights Watch, le 18 janvier. Il est plus facile de gouverner des courtisans et des citoyens contraints de s’autocensurer. C’est moins coûteux et moins visible que la répression.

L’affaire devient encore plus ridicule quand cette dissolution émane de l’excès de zèle d’un fonctionnaire de préfecture, entraînant son ministère et l’Etat dans un engrenage infernal dans lequel Racines devient un dommage collatéral et un précédent dangereux. Une association dissoute pour cause d’« opinions politiques exprimées, s’égarant des objectifs pour lesquels l’association a été constituée », comme le précise la motion du parquet général. Un cas d’arbitraire évité même lors des plus sombres années de plomb d’Hassan II.

Avant sa dissolution, Racines tentait de réparer, par l’action culturelle et l’éducation populaire, les dégâts causés par des décennies d’inéquitables politiques d’éducation, de santé, de justice… Il s’agissait d’essayer d’initier, par la culture, un cercle vertueux de développement dans un pays où le taux d’analphabétisme est encore effarant et les services publics discriminants. A travers son slogan « La culture est la solution », l’association proposait une autre alternative au fameux « L’islam est la solution » des Frères musulmans.

Certes, contre les dangers externes, le pays a besoin de stabilité. Mais le ministère de l’intérieur la régit par une emprise totale sur la sécurité, le social, l’économie, le développement humain… Une stabilité fragile au demeurant, car un danger interne risque d’être encore plus explosif, celui du radicalisme. Piège dans lequel peuvent aisément tomber des individus que les politiques d’éducation n’ont jamais préparés à l’esprit critique.

Orgueil mal placé ou cynisme

Le développement étant une construction collective, Racines proposait d’émanciper le citoyen, en s’appropriant un projet commun débattu dans un espace public constructif et pacifié. Cela ne peut se faire sans investissement public dans l’intelligence et la créativité. L’éducation, l’action culturelle et la liberté d’expression représentent les premiers ingrédients de cette politique publique de développement humain, social et économique. Le contrat social, convention entre l’Etat et le citoyen régissant le dosage entre sécurité et liberté, c’est en immobilisant le curseur sur la seule sécurité que le pays entretient ce cercle vicieux du sous-développement.

Comment (s’)en sortir quand l’Etat, par orgueil mal placé ou cynisme, use de ses institutions pour faire taire les voix dissonantes ? Un autre cercle vicieux duquel l’Etat marocain sortirait gagnant en pariant sur l’intelligence et en considérant ses forces vives en partenaires au lieu de les transformer en ennemis juste parce qu’ils aspirent à s’émanciper librement, de manière citoyenne.

En l’absence d’un réel contrat social, jusqu’à quel point la violence légitime de l’Etat est-elle légitime ? Même si le « plus beau pays du monde » essaie de maquiller l’arbitraire par des slogans publicitaires, « l’exception marocaine » ne leurre plus personne.

Aadel Essaadani, coordinateur de l’association culturelle Racines, qui a été dissoute.

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