Au Mexique, la politique de la terreur provoque le soulèvement moral de la population

Le 26 septembre, des élèves de l’école normale rurale d’Ayotzinapa ont été pris pour cible par la police municipale dans la ville d’Iguala (Etat du Guerrero) au sud de Mexico. On a retrouvé six cadavres, dont trois d’étudiants (l’un atrocement défiguré). Quarante-trois autres sont portés disparus. Ils ont été livrés à l’une des organisations criminelles, Guerreros Unidos, étroitement liée au maire du lieu et à son épouse. Les recherches effectuées dans les environs ont mis au jour de multiples charniers, sans que les corps des disparus aient été jusqu’ici formellement identifiés. Selon l’enquête menée par le ministère de la justice, ils auraient été brûlés et les cendres jetées dans une rivière (Le Monde, 23 octobre, 4 et 7 novembre 2014).

Le Mexique est sous le choc. Le massacre d’Iguala est l’un des derniers en date d’une longue série de crimes ultraviolents, accompagnés souvent de mises en scène macabres, destinées à faire régner la terreur. Ils sont perpétrés, dans la majorité des cas, par des trafiquants de drogue qui pratiquent aussi, à grande échelle, séquestrations, extorsions, traite des migrants, trafic d’armes… Sans oublier la criminalité en col blanc et la pénétration des flux financiers, à travers leurs relais aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde.

Un renversement s’est opéré au Mexique lors de la dernière décennie. Dans le système d’Etat corporatif qui régnait jusqu’à l’élection présidentielle de 2000, le parti-Etat, Parti révolutionnaire institutionnel, incorporait les mafias comme les autres secteurs d’activité. La défaite du PRI en 2000 a entraîné l’autonomisation du narcotrafic, qui, dans le même temps, explosait dans l’espace mexicain au fur et à mesure que les mafias colombiennes étaient décapitées.

Juguler l’hydre

L’utilisation de l’armée contre le narcotrafic entre 2006 et 2012 sous la présidence de Felipe Calderon (Parti action nationale, PAN, droite libérale) a accentué la fragmentation et la guerre sans merci entre cartels et entre « sous-cartels », toujours plus sanguinaires. Elle s’est traduite, dans cette seule période, par plus de 70 000 morts et quelque 20 000 disparus officiellement recensés. Certaines bandes ont été affaiblies ou déplacées, d’autres ont vu leur puissance croître vertigineusement. « L’effet cucaracha » (les cafards chassés d’un endroit en investissent d’autres) ne laisse aucune région à l’abri et a favorisé l’implantation de cartels mexicains au-delà des frontières, en Amérique centrale notamment.

Nombre de Mexicains espéraient que le retour du PRI à la tête de l’Etat permette de juguler l’hydre. Depuis son entrée en fonctions en 2012, le président Enrique Peña Nieto a tenté d’accréditer l’idée que son gouvernement y parvenait. Il a appelé auprès de lui le général colombien Oscar Naranjo, artisan de la politique sécuritaire du président Alvaro Uribe (2002-2010) Quelques succès ont été enregistrés. Des « parrains », dont le principal d’entre eux, Joaquin Guzman, dit El Chapo, ont été éliminés ou arrêtés.

Mais l’appareil étatique et l’ensemble du système politique sont gangrenés en profondeur. Les cartels mexicains ont leurs ramifications dans l’économie et la finance mondiales et sont devenus bien plus puissants que les autorités politiques. Aujourd’hui, l’Etat instrumentalise moins le crime organisé qu’il n’est submergé, instrumentalisé par lui et transformé en l’un des enjeux de la guerre entre cartels. C’est en ce sens que l’on peut parler d’Etat failli.

Le cas du Guerrero est emblématique. La quasi-totalité des autorités y doivent leur élection au financement par les cartels, qu’ils paient en retour en intégrant leurs hommes de main dans les polices locales et régionales et dans d’autres emplois publics. Cela vaut aussi pour les partis d’opposition. Le gouverneur du Guerrero (qui s’est mis en congé) et le maire d’Iguala (arrêté ainsi que son épouse après un mois de cavale) ont été élus avec l’étiquette du Parti révolutionnaire démocratique (PRD, centre-gauche).

Les violences vident de son sens l’action politique et interdisent l’action sociale. Elles visent à détruire les mouvements sociaux, – dans le cas présent, le foyer de contestation de l’école normale d’Ayotzinapa. Mais elles ont des effets plus profonds encore, elles détruisent les fondements de toute vie en commun, elles minent l’espoir, corrodent la valeur de la vie humaine et l’idée même d’humanité.

Ecœurement

Pourtant, la société mexicaine est loin d’être inerte face à la pieuvre. Les mobilisations contre la violence se sont multipliées ces dernières années. Depuis la disparition des 43 étudiants à Mexico, dans le Guerrero et dans tout le pays, des centaines de milliers de manifestants expriment leur colère, leur écœurement et leur solidarité avec les familles des disparus. On assiste à un véritable soulèvement moral, même si cette indignation reste pour le moment sans débouché politique. Tant que règnent la violence, l’arbitraire, la corruption et l’impunité, l’Etat de droit promis par les acteurs de la « transition démocratique » des dernières décennies n’est, pour la majorité des Mexicains, qu’une formule creuse.

Faute d’instaurer cet Etat de droit, le Mexique continuera de glisser dans une barbarie qui n’est pas sans similitudes, l’idéologie en moins, avec celles de Daech (Etat islamique) en Syrie et en Irak ou de Boko Haram au nord du Nigeria : acteurs hyperviolents non étatiques qui défient et débordent les Etats-nations ; activités criminelles transfrontières ; exécutions de masse ; tortures et décapitations ; enlèvements individuels ou en groupes, notamment de jeunes, filles et garçons ; exploitation sexuelle des femmes ; financement par les rançons, le racket et les trafics de toutes sortes… Cette politique de la terreur utilise un exhibitionnisme sanguinaire, qu’illustre par exemple cette nouvelle atrocité dans le nord du Mexique : l’assassinat à la mi-octobre de Maria del Rosario Fuentes, médecin à Reynosa, ville de la frontière avec le Texas surnommée « Cartel City ». Avec un nom de code, Maria del Rosario Fuentes animait un réseau d’information sur les activités du crime organisé dans son Etat, le Tamaulipas, l’un des plus affectés (c’est là que 72 migrants centre-américains ont été massacrés en 2010). Les narcotrafiquants ont fini par l’identifier et la séquestrer. Ils l’ont contrainte à annoncer son exécution sur son propre compte Twitter, avant d’y publier une photo de son cadavre, la tête ensanglantée.

Yvon Le Bot , Sociologue et l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Amérique latine, notamment « Le Rêve zapatiste » (Seuil, 1997) et « La Grande Révolte indienne » (Robert Laffont, 2009).

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