Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le bouleversement du modèle “pétro-islamiste”

Depuis la guerre d’octobre 1973 – « du Kippour » ou « du Ramadan » –, la région Moyen-Orient et Afrique du Nord s’était insérée dans le système international d’une manière dramatique. Avec l’embargo sur les livraisons d’hydrocarbures aux Occidentaux soutenant l’Etat hébreu, le roi Fayçal d’Arabie saoudite, afin de venir en aide à l’Egypte et à la Syrie, fit soudainement du pétrole une arme inouïe. Israël stoppa – sur ordre de Washington – son blitzkrieg, consacrant la victoire du monarque saoudien. Quadruplant les prix du brut par raréfaction de l’offre, le royaume avait survalorisé une ressource concentrée autour du golfe Persique, où ses coûts d’exploitation étaient les plus bas de la planète.

Pendant le demi-siècle écoulé, les « rois du pétrole » ont ainsi détenu les clés de la région et de sa relation au monde : en 1979, la révolution iranienne et chiite vient concurrencer l’hégémonie saoudienne et sunnite, mais participe de ce modèle. L’ayatollah Khomeyni, lui aussi un pétromonarque, se livre à une surenchère, tant sur les prix du baril que sur leur corollaire, l’islamisation du langage politique.

Les Saoudiens avaient usé de leur manne financière illimitée pour propager, afin d’en finir avec le nationalisme socialisant, la conception rigide de l’islam qu’est le wahhabisme (ou salafisme), moralement conservateur, mais compatible avec le capitalisme (dont les pétroliers texans). La République islamique, elle, bricole un néo-tiers-mondisme « islamo-gauchiste » qui, de la prise en otage des diplomates américains, en 1979, à la fatwa contre Rushdie, dix ans plus tard, tacle l’islamisme sunnite.

Celui-ci se radicalise en retour, depuis le djihad en Afghanistan (1979-1989), coparrainé par la CIA et les monarchies de la péninsule Arabique, jusqu’à Al-Qaida, puis à l’organisation Etat islamique (EI), mordant la main saoudienne qui l’avait initialement nourrie. Au passage, l’Irak de Saddam Hussein, détruit par les apprentis sorciers néoconservateurs autour de George W. Bush, deviendra vassal de leur ennemi iranien.

Reprise en main ou récupération

Les « printemps arabes » de 2010-2011 sont le premier symptôme de l’effritement de ce système politique régional : certaines composantes des sociétés civiles tentent de renverser les régimes autoritaires et corrompus, affaiblis par la baisse de la rente pétrolière. Mais ces mouvements sont insuffisamment enracinés : rapidement balayés par la reprise en main militaire, ou récupérés par les islamistes et les djihadistes, ils se traduisent en guerres civiles atroces et interminables, prétextes à interventions étrangères. Sauf en Tunisie, où une classe moyenne éduquée et bilingue a la masse critique pour maintenir des institutions démocratiques (en dépit des difficultés socio-économiques), la région sombre dans le chaos.

Les causes de ce dérèglement viennent d’abord du bouleversement de ce modèle « pétro-islamiste » mis en place lors de la guerre d’octobre 1973 : en effet, l’exploitation des pétroles et gaz de schiste aux Etats-Unis (grâce aux nouveaux moyens techniques qui permettront de forer sur presque toute la planète) a propulsé l’Amérique au premier rang. L’Arabie saoudite ne peut plus faire les prix et, désormais troisième, ne demeure dans la compétition qu’à la condition d’une alliance étroite avec la Russie, deuxième producteur. Le prince héritier, Mohammed Ben Salman, pour relever ce défi, a concentré le pouvoir entre ses mains, afin de dépasser l’économie de rente et d’engager une transformation aussi ambitieuse que risquée – mais inévitable. Elle comprend la marginalisation du salafisme comme ressource politique et l’inscription graduelle de l’Arabie dans la « globalisation » culturelle.

Ce bouleversement de la région se traduit aussi par sa connexion plus faible au système mondial, car sa part relative des ressources pétrolières diminue – et parce que les Etats-Unis s’en désengagent militairement. A l’initiative de Barack Obama, ce processus est renforcé par Donald Trump : le retrait des troupes d’Irak, d’Afghanistan, du nord de la Syrie, n’est compensé que par quelques frappes contre des ennemis symboliques de l’Amérique : le « calife » de l’EI Abou Bakr Al-Baghdadi, en octobre 2019, ou le général iranien Ghassem Soleimani, chef des Forces Al-Qods, début janvier.

Terrain vacant après le « Westlessness »

Cela favorise la montée en puissance déstabilisante d’acteurs régionaux qui occupent le terrain laissé vacant par ce que l’on désigne désormais comme le Westlessness (le retrait de l’Occident) : l’Union européenne, faute de politique de défense commune, ne parvient pas à combler le retrait de Washington. Ainsi Ankara, Téhéran et Moscou deviennent des joueurs majeurs sur la scène arabe : les djihadistes chassés du Nord-Ouest syrien par l’armée de Bachar Al-Assad et les bombardements russes sont transférés, par la Turquie, vers Tripoli, en Libye, où ils luttent avec le gouvernement Sarraj (soutenu par les Frères musulmans) contre le maréchal Haftar, appuyé par les mercenaires russes du « groupe Wagner » et des supplétifs soudanais (et conforté par l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite).

Au Yémen, l’Iran soutient, dans une guerre civile dévastatrice, les houthistes zaïdites [adeptes du zaïdisme, branche hétérodoxe du chiisme], qui contrôlent la capitale contre les Saoudiens voulant les en déloger, tandis que les Emirats dominent les ports du Sud et la route maritime reliant le golfe Persique au canal de Suez. En Israël/Palestine, le transfert par Washington de son ambassade à Jérusalem et la reconnaissance de l’annexion du Golan, suivis du plan de paix de Trump, qui porte un coup mortel à l’autorité de Mahmoud Abbas, n’ont pas mobilisé l’hostilité unanime des Arabes, comme jadis. La cause palestinienne structure moins que jamais l’identité arabe, déchirée entre chiites et sunnites, entre Frères musulmans et leurs ennemis.

Dans ce contexte, de nouveaux soulèvements, échos des « printemps » de 2011, adviennent face à des régimes appauvris par la baisse du brut : du Hirak algérien, qui fête son premier anniversaire sans se démobiliser chaque vendredi, à l’intifada libanaise contre la corruption et le Hezbollah, jusqu’au mouvement des chiites d’Irak contre les milices qui pillent le pays. Ils s’enracinent et font entendre de nouvelles voix, par-delà le chaos. Les riverains européens de la Méditerranée doivent aujourd’hui dialoguer avec celles-ci, car elles représentent l’espoir impérieux d’un avenir commun.

Gilles Kepel, professeur à l’université Paris Sciences et lettres et à Sciences Po, dirige le Forum Moyen-Orient-Méditerranée sur la jeunesse à l’université de la Suisse italienne. Il est notamment l’auteur de Sortir du chaos. Les Crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Gallimard, 2018).

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