Au Royaume-Uni, la fin du gouvernement des hommes de bon sens

Début septembre, quand le Premier ministre, Boris Johnson, a décidé de demander une prorogation du Parlement britannique à la reine en faisant fi des conventions non écrites de la Constitution britannique, l’historien Peter Hennessy a déclaré qu’il s’agissait de la fin de la théorie du gouvernement fondée sur des hommes de bon sens. En cela, il signifiait la fin d’une certaine façon de faire la politique, à savoir la modération, la déférence envers les institutions britanniques non codifiées et l’acceptation du gouvernement par le débat. La crise politique sans précédent qui traverse le Royaume-Uni depuis le référendum de juin 2016 vient d’ouvrir un nouveau chapitre dans ce qu’il aura des conséquences nombreuses pour la suite de cette «Brexit story». Les législatives anticipées de décembre vont faire sortir des urnes un nouveau Parlement, très différent des autres à plus d’un titre. D’une part, un grand nombre de députés conservateurs, dits modérés, ont décidé de ne pas se représenter. Rappelons que Boris Johnson a exclu 21 membres de son parti en septembre quand ils ont refusé de voter avec son gouvernement. De ces 21, certains sont des piliers du parti : Kenneth Clarke, ancien chancelier de l’Echiquier de John Major, pro-européen convaincu, père du Parlement avec plus de quarante-neuf années à la Chambre des communes ; Nicholas Soames, ministre de la défense de John Major député depuis 1983 (et petit-fils de Churchill) ; Philip Hammond, chancelier de l’Echiquier de Theresa May, et Rory Stewart, jeune premier du parti qui a préféré aller briguer le poste de maire de Londres l’année prochaine. Tous ces acteurs modérés du parti ont décidé de ne pas se représenter aux élections législatives à venir, ne trouvant plus leur place dans le parti conservateur, ou écœurés par les méthodes politiques non-conventionnelles de l’entourage de Boris Johnson.

D’autre part, de nombreux députés refusent également de se représenter en raison de l’ambiance toxique, voire violente, qui règne sur les réseaux sociaux et sur la place publique. Ces députés, en particulier les femmes, victimes de messages ouvertement sexistes, de menaces de viol ou de mort, ont décidé de se détourner de la politique. Du côté des conservateurs, c’est Nicky Morgan, secrétaire d’Etat au Numérique, à la Culture, aux Médias et au Sport depuis juillet, qui a déclaré que les menaces dont elle et sa famille faisaient l’objet étaient trop difficiles à supporter. L’ancienne secrétaire d’Etat au Travail et aux Retraites (et ancienne figure du gouvernement May) Amber Rudd, qui avait aussi décidé de quitter son parti et son poste en septembre par solidarité pour les 21 conservateurs exclus, ne se représentera pas pour les mêmes raisons. Heidi Allen, qui avait délaissé les conservateurs en février pour rejoindre le Groupe indépendant, puis les Libéraux-Démocrates, a aussi décidé qu’elle ne pouvait plus supporter le fait que «la méchanceté et l’intimidation étaient devenues monnaie courante». Certains députés travaillistes, comme Diane Abbott proche de Jeremy Corbyn et qui est sans doute l’une des plus touchées par ces intimidations en partie en raison de sa couleur de peau, ou la jeune génération de femmes, dont Jess Phillips, ont parfaitement conscience que ces départs auront un impact sur la politique britannique à venir et n’ont pas oublié le meurtre de leur collègue pro-européenne Jo Cox en juin 2016 alors qu’elle faisait campagne contre le Brexit.

A ce jour, plus de 50 députés de tous les partis confondus ne se représenteront pas. Du coup, qui seront les nouveaux députés ? Pour le moment, s’il est impossible de prédire le résultat, il ne fait pourtant pas de doute que le nouveau Parlement comptera un nombre de nouvelles têtes dont certaines pourraient même être membres du très radical Brexit Party de Nigel Farage. Du côté des conservateurs, les modérés seront remplacés par des pro-Brexit acquis à la cause d’un Boris Johnson qui semble s’éloigner jour après jour du conservatisme «one nation» qu’il souhaitait incarner.

Dans une ambiance délétère, où le Brexit a ouvert la boîte de Pandore des questions relatives à l’immigration, à l’opposition entre souveraineté parlementaire et souveraineté populaire et qui agite encore davantage l’opposition entre l’Angleterre et les nations du royaume, la situation n’est pas en passe de s’apaiser. Cependant, au-delà de tout, le Brexit aura surtout porté un coup de poignard à la notion de déférence en politique britannique, au respect des conventions non écrites, à la façon de faire de la politique, qui reposaient sur le respect des autres y compris dans un débat virulent et sur le fait d’accepter d’être en désaccord. Hennessy a raison, c’est bien à la fin d’une certaine façon de faire de la politique outre-Manche dont nous sommes les témoins. Certains s’en féliciteront en y voyant la fin d’un aristocratisme usité ; d’autres y verront le début de bien des épisodes violents à venir et la fin d’une certaine idée du Royaume-Uni.

Par Catherine Marshall, professeure des universités en histoire et civilisation britannique à l'université de Cergy-Pontoise, directrice du laboratoire Agora.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *