Au Venezuela, respecter le droit

Les Amériques sont plurielles. D’évidence. Depuis longtemps. Depuis toujours. De la Tierra de los Mapuches à l’Alaska, tous les climats, tous les sols, tous les reliefs, toutes les ressources, tous les régimes, toutes les cultures en font une mappemonde. Les observateurs pressés ou paresseux aperçoivent à peine l’arc caraïbe qui, à l’est, semble flotter sans bouée. Quelques langues européennes officielles font oublier les langues amérindiennes natives ainsi que les créoles syncrétiques qui portent encore l’héritage d’une histoire millénaire percutée par le choc colonial qui l’a fortement infléchie.

Les frontières nationales sont celles du démantèlement des empires portugais, espagnol, anglais, français et, plus modestement, néerlandais. La doctrine de Monroe, avec son arbitraire et sa culture de la force, fait unilatéralement de toutes les Amériques l’arrière-cour des Etats-Unis. Ces derniers, fédération d’anciennes colonies anglaises épaulées par la France dans leur lutte pour l’indépendance, ont su, avec un génie lyrique tout particulier, faire de la conquête de l’Ouest une épopée clinquante et musicale incarnée par John Wayne, Gary Cooper et subsidiairement Jennifer Jones.

Cette conquête était en réalité un massacre, celui d’Amérindiens, femmes et enfants compris, suivi de la confiscation de leurs terres jusque sur l’ancien territoire du Mexique, là même où le président américain aux ancêtres européens veut ériger un mur pour matérialiser un fantasme de protection, conjurer les croche-pattes de l’histoire, et accessoirement ralentir les immigrants mexicains et latino-américains.

Des alliés encombrants

L’armée vénézuélienne fut au cœur d’une des grandes gestes du XIXe siècle : le rêve bolivarien d’unité et de justice sociale, affranchi du découpage papal et monarchique issu des rivalités européennes générées par le commerce triangulaire.

Disons-le sans ambages : l’actuel président, Nicolas Maduro, est comptable d’un désastre économique qui, depuis trop longtemps, saccage le quotidien de celles et ceux qui n’ont ni patrimoine, ni entregent, ni combine. Il doit aussi répondre d’une répression aux allures de guerre civile. Il refuse et récuse en pratique les désagréments de la vie démocratique. Il est par ailleurs flanqué d’alliés pour le moins encombrants. Concédons aux sentimentaux que le président autoproclamé, Juan Guaido, a belle allure et qu’on l’absoudrait sans confession.

Voilà pour les apparences, qui sont aussi des faits. Faits aussi, toutes ces années de collusion d’une droite aristocratique et affairiste avec des forces extérieures plus ou moins officielles, faisant converger des intérêts matériels et financiers avec une doctrine géostratégique de contrôle du « sous-continent ».

Faits aussi, ces circuits économiques qui aspirent les budgets subventionnant les denrées de première nécessité. Faits établis, les mécanismes d’organisation de pénuries. Faits également, ces médias régionaux d’opinion diffusant à foison des programmes antigouvernementaux sans contradicteurs et sans nuances. Faits, enfin, ces manifestations massives de part et d’autre qui indiquent, plus encore qu’un rapport de forces, l’état d’un pays qui a besoin d’être raccommodé.

Mais voilà revenue l’Amérique de la baie des Cochons, de l’occupation d’Haïti, de l’invasion de la Grenade, celle des contras au Nicaragua, de la cagnotte aux camionneurs chiliens, de la spéculation sur le cuivre contre Allende, de la doctrine de la sécurité nationale, des Chicago Boys à Santiago et Buenos Aires. L’Amérique la plus interventionniste en pleine proclamation d’isolationnisme.

Les Nations unies aphones

Et voilà les Européens plus atlantistes que jamais, plus alignés que jamais, plus mimétiques que jamais. Tandis que les Nations unies, atones, paraissent plus aphones que jamais, les dirigeants européens, privés de leaders d’envergure, s’alignent et acquiescent. Comme si cela faisait trop longtemps que les canons n’ont pas tonné en ces lieux. C’est le triomphe de la diplomatie McDo et Coca. Foin des subtilités. Fini la finesse. C’est le grand retour de l’axe du bien contre l’axe du mal. C’est alors que peuvent être utiles quelques repères dans le temps et dans l’espace.

Lorsque la diplomatie faisait mine de s’imaginer que les conflits étaient affaire, d’un côté, d’un bon, innocent de tout, et, de l’autre, d’un mauvais, coupable de tout ; qu’elle faisait semblant de croire qu’au moment où elle entrait en scène elle n’avait pas à se reprocher elle-même d’avoir été aveugle ou indifférente ; alors l’autorité religieuse, reconnue de part et d’autre, habile à tracer des lignes médianes, y suffisait. Les rois eux-mêmes y recouraient volontiers. Les arbitrages n’étaient pas toujours aussi avisés que le jugement de Salomon, mais, en général, les parties s’y soumettaient.

Lecture politique

Puis les conflits religieux ont sapé cette autorité vaticane. Une opportunité pour la diplomatie de Westphalie. Du religieux au civil, ce n’est pas la croyance commune qui garantit la paix, il faut créer les conditions de la paix. Diplomatie de l’esprit et des valeurs. Du civil au politique, c’est très fortement le droit, mais aussi l’histoire, les alliances, les précédents, les contentieux… qui peuvent éclairer sur la voie de conciliation ou de compromis possible.

C’est affaire de pouvoir. Nul besoin d’empathie envers une partie ou l’autre. Une forte aversion envers l’une ou l’autre n’est même pas un handicap. Car il est question de respecter le droit, de se conformer à des règles, à supposer que ces règles soient claires, ce à quoi devraient à nouveau s’atteler les Nations unies.

Au fondement de ces règles, impérieusement, ne pas permettre l’impunité. Car il s’agit non de trier le bien du mal, mais de s’assurer que ce qui sera décidé est bon et juste pour les peuples concernés. Des pays de la région, Uruguay, Mexique, ont le crédit pour ce faire. Si l’Europe veut être utile en la circonstance, ce n’est sûrement pas en cédant à la facilité grégaire de l’indignation américaine infirme. C’est en retrouvant assez d’orgueil pour prétendre à une lecture autonome et circonstanciée, donc politique, du monde.

Christiane Taubira a été ministre de la justice de 2012 à 2016. Députée de Guyanne de 1993 à 2002, elle a également été candidate du Parti radical de gauche à l’élection présidentielle de 2002.

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