Autour du numérique se jouent une série de questions clés pour l’Europe

La Commission européenne a présenté le 14 septembre ses deux plus importantes initiatives réglementaires au titre du marché unique du numérique (Digital Single Market ou DSM) : l’une portant sur la révision du « cadre télécom » ; l’autre sur les règles en matière de droit d’auteur.

Le nouveau cadre télécom cherche à favoriser l’investissement dans le très haut débit (fibre, 5G) pour créer une « Gigabit Society ». Dans ce but, il s’agit de favoriser les investissements, de mieux coordonner l’allocation du spectre, de permettre aux régulateurs de mieux contrôler les opérateurs.

Concurrence

Ce nouveau cadre doit créer des conditions homogènes de concurrence (le fameux « level playing field ») entre des acteurs différents (opérateurs téléphoniques traditionnels, applications internet récentes) qui offrent désormais, compte tenu de l’évolution technologique, des services similaires aux consommateurs finaux.

Le cadre « droit d’auteur » vise, lui, à mieux concilier protection de la création et monde numérique. Il prévoit notamment un certain nombre de mesures visant à améliorer le fonctionnement du marché entre les détenteurs de droits d’auteur (écrivains, artistes, éditeurs), et les distributeurs de contenus (plates-formes internet, plates-formes de distribution télévisuelle, etc.).

Pour la Commission et pour l’Europe, il s’agit d’un événement important. D’abord, parce que le DSM est l’une des dix priorités de la Commission Juncker, auto-qualifiée de « commission de la dernière chance », dont c’est peu dire qu’elle n’a pour l’instant pas convaincu. Surtout, parce qu’autour du numérique se jouent une série de questions clés pour l’Europe : la question de la croissance et de la compétitivité, alors que le spectre de la grande stagnation rôde et que les Etats-Unis sont manifestement en avance ; la question de la taxation fiscale, alors que les Etats font face à un niveau d’endettement inédit ; la question de la protection de la créativité, si essentielle pour les Européens.

Coup de fouet

Naturellement, il est trop tôt pour prétendre tirer des conclusions définitives. Au-delà de la technicité de la matière, le processus normatif va se poursuivre, et nul ne peut préjuger de ce que seront les positions respectives du Conseil et du Parlement. Il est possible néanmoins de faire quelques observations.

Premièrement, le temps de la régulation est un temps long. Il l’est d’autant plus dans le système européen de collaboration entre les pouvoirs. Face à cette lenteur normative, le monde numérique, lui, n’attend pas : l’instantanéité est son ADN. En ce sens, l’on peut craindre qu’à peine l’encre sèche, la réalité technologique rende une partie de la régulation déjà obsolète.

Deuxièmement, réguler, par principe, consiste à arbitrer entre les intérêts contradictoires des acteurs. Tout est à l’évidence question de curseur. En l’espèce, la Commission s’était donnée pour objectif de donner un coup de fouet à l’économie numérique européenne, en levant les barrières à l’innovation et au développement des petits acteurs. En réalité, tiraillée par les intérêts des uns et des autres, elle fait la part – trop – belle aux acteurs en place.

Ainsi, en matière de droit d’auteurs, la Commission ne protège-t-elle pas trop les éditeurs en proposant la création d’un « droit voisin », grâce auquel ils pourront accepter ou non l’utilisation de leur contenu pendant 20 ans ? En matière de télécoms, n’a-t-on pas franchi la limite de ce qui est raisonnable en prétendant étendre la régulation télécoms à des acteurs qui certes fournissent pour partie des services similaires (Skype, What’s App), mais conservent leurs spécificités et leurs sujétions ?

Il s’agit d’équilibres extrêmement subtils, car ils reviennent, comme dans toute régulation, à opérer le partage des profits et des rentes entre les différents acteurs. Ne vouloir fâcher personne, c’est prendre le risque de freiner l’innovation.

Contre les géants américains

Troisièmement, la régulation pose la question, inéluctable, de la politique. Qu’on le veuille ou non, la régulation européenne est scrutée à l’aune d’une conflictualité de plus en plus manifeste entre les Européens et les Américains, cristallisée autour des GAFA (Google, Apple, Facebook Amazon).

Le président Obama, dans une allocution restée célèbre en février 2015 avait été assez clair à ce sujet : « Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, développé et amélioré de telle manière que l’Europe ne puisse pas lutter. Et fréquemment, ce qui est décrit comme des prises de position nobles est en fait juste une manière de placer leurs intérêts commerciaux ».

A bien des égards, les propositions de la Commission ne manqueront pas d’être perçues comme délibérément dirigées contre les géants américains du numérique. C’est alimenter l’hostilité croissante entre les deux rives de l’Atlantique. Cette hostilité explique, en même temps qu’elle en résulte, les difficultés très grandes rencontrées par le projet de traité commercial (Transatlantic Trade and Investment Partnership/TTIP, appelé aussi Transatlantic Free Trade Agreement/Tafta).

Elle se nourrit également de l’affaire Apple, avatar d’une longue série d’épreuves de forces entre l’Europe et les Etats-Unis (affaires BNP, Deutsche Bank, cas Amazon et Facebook dans le domaine de la concurrence), et qui vient de susciter une initiative de 185 chefs de grandes entreprises américaines visant à intimider les Institutions européennes pour les contraindre à faire machine arrière. Une telle hostilité, dans un contexte de montée en puissance de la Chine, n’est dans l’intérêt ni des Européens ni des Américains.

En définitive, la Commission Juncker a su initialement se donner les bons objectifs, et a eu le mérite de tenir son calendrier. Toutefois, il y a loin de la coupe aux lèvres. Le souhait initial de dynamiser l’Europe numérique, de renverser les barrières à la création et à l’entrepreneuriat, s’est heurté à d’importants conservatismes, en particulier celui des entreprises de télécoms et des éditeurs. Le résultat n’est à la hauteur ni des espoirs suscités, ni des enjeux. Dès lors, il y a tout le lieu de penser que le retard de l’Europe dans le domaine numérique par rapport aux Etats-Unis, que le DSM était censé aider à combler, est pérenne.

Bruno Alomar , Sciences Po, ancien haut fonctionnaire européen.

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