Autriche: de l’espace pour l’Europe

Autriche de l’espace pour l’Europe

Par 53,3 %, Alexander Van der Bellen (Verts) l’a finalement emporté nettement sur Norbert Hofer (FPÖ, extrême droite) à la présidentielle autrichienne du 4 décembre. La mobilisation différentielle de ce «troisième tour» a été favorable au candidat pro-européen et a fait remonter son score presque partout. Cependant, dans sa différenciation spatiale, ce vote ne diffère pas significativement du précédent, en mai dernier.

Au-delà de ces nuances, et si, par ailleurs, l’âge et le sexe ont joué un certain rôle (les femmes et les jeunes ont davantage voté pour le candidat écologiste), c’est surtout l’opposition entre les grandes villes et le reste du territoire qui frappe. Les villes-centres des cinq agglomérations de plus de 200 000 habitants (Vienne, Graz, Linz, Innsbruck, Salzbourg) ont voté Van der Bellen à plus de 60 %. C’est particulièrement net pour Vienne, dont l’aire urbaine représente le tiers de la population autrichienne, et qui donne 63,6 % à Van der Bellen, avec plus de 70 % pour les arrondissements centraux. Inversement, il n’est pas rare que les 70 % en faveur de Hofer soient dépassés dans les zones péri ou hypo-urbaines de Carinthie, de Styrie ou du Burgenland. Le cartogramme permet de comprendre comment s’est construite cette majorité, mais, comme on le voit sur le cartouche (carte classique), l’immense majorité des communes ou, si l’on veut, des surfaces, a voté Hofer.

Cette carte ressemble beaucoup à d’autres cartes qu’on a vues se dessiner depuis quelques années, en Suisse, aux Pays-Bas, au Danemark, en Finlande ou en Italie. C’est aussi la carte du Brexit. C’est encore celle de Trump et, plus généralement, de toutes les élections présidentielles américaines depuis 2000. En France, cette configuration est très nette depuis le référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, Depuis lors, on la retrouve systématiquement dans les scores du Front national et on a encore pu l’observer au référendum sur l’Europe de 2005. Les valeurs moyennes peuvent changer, la différenciation géographique est toujours la même.

En Autriche comme ailleurs, ce clivage géographique devient le plus significatif, éclipsant ou relativisant toutes les oppositions socio-économiques habituelles. Cela ne veut pas dire que l’espace soit homogène : même au centre de Vienne, 25 à 30 % des votants ont choisi Hofer, tandis que, dans les fiefs nationalistes, il y a une proportion similaire qui a voté pour Van der Bellen. Même lorsque les appartenances socio-économiques étaient encore assez efficacement prédictives, il y a vingt ou quarante ans, il s’agissait d’une propension majoritaire, non d’une unanimité. Cette prudence doit être renforcée par le fait qu’entre-temps, la société a changé. La diversité des attentes et des parcours individuels apparaît davantage dans les profils des électeurs et, en matière de lieu de résidence (là où l’on vote), il y a une part de choix tout à fait significative. Il ne faut donc pas faire de la localisation une nouvelle «structure» qui se substituerait à l’ancienne matrice, usée, des «classes» socio-économiques. La force du couple vote-habitat vient au contraire du fait que, dans les deux cas, il s’agit d’options fortes pour un individu. On peut donc parler de résonance entre ces deux orientations plutôt que de détermination de l’une par l’autre.

Cela étant posé, on ne peut être que frappé par la convergence entre toutes ces géographies électorales qui, d’élection en élection, rejouent le même clivage entre gradients d’urbanité. Dans tous ces cas, ce sont les couples altérité-identité, ouverture-fermeture, échelle unique-échelle multiple qui sont les enjeux du scrutin. Les études sur les habitants résidant dans les zones à gradients d’urbanité faibles suggèrent une relation plus souvent qu’ailleurs hostile à l’espace public, tandis que nombre de ces habitants caressent l’idée d’une société réduite à un club de voisins choisis, fermé aux indésirables. Plus on s’éloigne des maxima d’urbanité, plus on trouve de réticences vis-à-vis de ce qu’on peut appeler, avec Norbert Elias, une «société des individus».

Ce qui change depuis les années 90, c’est que ce clivage s’impose dans les choix politiques les plus fondamentaux. La force des mouvements nationalistes xénophobes, c’est d’avoir compris que leur discours pouvait aller au-delà d’une niche thématique, mais pouvait structurer un projet généraliste à vocation majoritaire. Inversement, les partis traditionnels se sont longtemps félicités de fédérer en leur sein des positions contraires sur ces sujets. Ainsi, on pouvait être pro ou anti-européen, pro ou antimondialisation dans chacun des grands blocs, de centre gauche ou de centre droit. Or, la centralité des enjeux portant sur le rapport au monde extérieur devient tellement évidente que, logiquement, la démarche devrait s’inverser.

Cette élection montre que la clarté programmatique n’est pas incompatible avec la victoire. Utiliser le couple «peuple» contre «élites», c’est laisser penser que le «peuple», plus massif, sortirait inévitablement vainqueur. Les Autrichiens ont montré que le nationalisme xénophobe n’est pas invincible. «Liberté, égalité, Europe», a résumé Alexander Van der Bellen : l’Europe n’est pas un thème de plus, c’est une valeur cardinale. A ceux qui disent que l’Europe est le problème, d’autres peuvent répondre que c’est une solution. Le signal autrichien de dimanche peut alors être traduit ainsi : le dernier mot reviendra aux citoyens d’Europe, au peuple européen.

Par Jacques Lévy, Professeur de géographie et d’urbanisme à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros.Derniers ouvrages parus : Réinventer la France, Fayard, 2013 ; A Cartographic Turn, Routledge, 2016.

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