Aux Etats-Unis, l’idéal d’un Internet ouvert est abandonné

Aux Etats-Unis, l’agence fédérale des communications, la Federal Communications Commission (FCC), rompant avec son combat permanent, devrait renoncer le 14 décembre à la neutralité du Net. Ajit Pai, récemment nommé par Donald Trump à la tête de cette agence, vient de décider d’abandonner les pouvoirs conquis par ses prédécesseurs pour faire respecter cette neutralité. La transmission de données sans restriction ni altération, sans prise en compte de la nature du service, de son origine ou de sa destination, n’est donc plus l’objectif que s’assigne la FCC. L’idéal d’un Internet ouvert, sans différenciation de la tarification d’accès, sans privilège accordé aux détenteurs des tuyaux, est abandonné.

Alors qu’elle pouvait jusqu’ici sanctionner les propriétaires des réseaux – les opérateurs télécom et les câblo-opérateurs – en cas de violation de ces principes, la FCC substitue une pâle obligation de transparence. Comme il l’a fait pour les questions environnementales, Donald Trump détruit l’œuvre législative de son prédécesseur en plaçant à la tête du régulateur un de ses ennemis les plus motivés (Ajit Pai a été au service de l’opérateur Verizon). Une fois dans la place, celui-ci met en cause la doctrine de l’institution et, face au chaos créé, évoque la possibilité de modifier la législation.

Pour bien comprendre la portée de cette décision, rappelons qu’en juin 2016 la cour d’appel de Washington confirmait la légitimité des règles de neutralité du Net, établies par la FCC en 2015 et contestées devant les tribunaux pendant dix ans par les opérateurs de réseaux. En cela, elle maintenait l’interdiction faite à ces fournisseurs d’accès Internet (FAI) de bloquer l’accès à certains sites, de freiner certains contenus malgré les protestations depuis 2005 des opérateurs de télécoms, qui y voient un avantage indu accordé à Google et autres fournisseurs de contenu. Cette décision de l’administration Obama mettait un terme provisoire à dix ans de procès générés par les ambiguïtés de la loi sur les Télécommunications de 1996.

Les opérateurs cherchent à préserver leurs rentes

Pour les fournisseurs d’accès Internet, la querelle avec la FCC portait sur trois enjeux majeurs. D’une part, la croissance exponentielle des débits sur les réseaux oblige les opérateurs à des investissements continus qui profitent aux producteurs de contenus pour un coût minime. D’autre part, pour promouvoir certains services comme la télémédecine ou les véhicules autonomes, les opérateurs ont besoin de garantir la qualité et la fiabilité de leurs réseaux et, pour cela, il peut parfois être nécessaire d’effacer certaines applications perturbatrices. Enfin, comment ces opérateurs peuvent-ils se différencier s’ils ne sont pas capables d’offrir des services et des contenus exclusifs ? Pour eux, il faut rétablir l’égalité avec les plates-formes de contenus en permettant des accès différenciés, en mettant à contribution des offreurs de contenus et en rétablissant l’incitation à investir dans les réseaux.

Ce débat a pris un tour violent et procédurier aux Etats-Unis, non pas tant à cause de la volonté de préserver la liberté inentamée de l’internaute créatif, mais à cause d’un combat entre monopoles de fait. A la différence de l’Europe, les Etats-Unis n’ont pas connu un fort développement de la concurrence dans l’accès au réseau. Pour l’essentiel, celle-ci se joue, au niveau local, entre un câblo-opérateur et un opérateur de télécoms, chacun cherchant à préserver sa rente de situation. L’action du régulateur est décisive, car elle permet d’ouvrir le jeu, et le principe de neutralité du Net l’est tout autant, car il permet de réaliser ce que la concurrence ne permet pas.

Les premiers affrontements entre monopoles locaux et sociétés Internet sont venus d’entreprises comme Bit Torrent, qui offrait de la vidéo forte consommatrice de bande passante sans en payer le prix. Mais, avec le temps, ce sont les Google et autres GAFA qui ont pris le dessus et qui sont devenus les vrais rivaux des opérateurs de réseaux, leur taillant même des croupières avec des services comme WhatsApp. En protégeant longtemps les monopoles de la nouvelle économie (de la Silicon Valley) au nom de la neutralité du Net, les régulateurs américains jusqu’à l’arrivée de Trump ont de fait arbitré contre les monopoles de l’ancienne économie (câblos ou télécoms, Verizon ou ATT).

La porte ouverte à une hiérarchisation des offres ?

La situation est quelque peu différente en Europe, en particulier parce que l’offre d’accès est plus fragmentée et que l’on constate une moindre intégration verticale contenant-contenu. En 2015, l’Union européenne a adopté des règles de neutralité du Net, obligeant les opérateurs de télécoms, comme Orange ou Deutsche Telekom, de traiter de manière égale le trafic de toutes origines. Les fournisseurs Internet peuvent certes ralentir des flux de données, mais uniquement pour améliorer une qualité médiocre et non pour différencier des offres commerciales. Les régulateurs nationaux peuvent, dans ce cadre, forcer les sociétés d’accès à respecter les règles et, au besoin, leur imposer des amendes.

Le débat porte donc en Europe, non pas tant sur l’égal accès ou sur la discrimination dans l’accès, mais sur les services spécialisés qui, pour des raisons de qualité et de fiabilité, peuvent justifier des débits plus rapides garantis, mais sans altérer la qualité moyenne. Pour les défenseurs intransigeants de la neutralité du Net, cette possibilité de différencier l’offre est une porte ouverte à la hiérarchisation des offres et à la modulation tarifaire. Mais on voit bien qu’elle permet le développement de l’emprise des GAFA et leur enrichissement continu.

Bataille entre monopoles anciens et nouveaux aux Etats-Unis, concurrence entre opérateurs fragmentés en Europe, avec, dans les deux cas, un triomphe des GAFA, faut-il vraiment défendre la neutralité d’Internet telle qu’elle est pratiquée ?

Cette neutralité, entendue comme accès pluraliste et non discriminatoire au réseau, est à préserver absolument. Néanmoins, la différenciation des flux de données pour des raisons technologiques et économiques est inévitable. Par exemple, le développement du véhicule autonome nécessitera une qualité de service et un accès au réseau irréprochables. Et comme elle est incapable de traiter les monopoles de la nouvelle économie (faut-il scinder ou non les GAFA ?), la régulation a de beaux jours devant elle pour fixer les règles du jeu de l’avenir.

Par Elie Cohen, economiste, chercheur au CNRS.

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